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Pensez-vous comme André Malraux que la vie privée des grands créateurs n'est qu'un « misérable tas de petits secrets » dont le lecteur n'a guère besoin, ou croyez-vous au contraire qu'une telle connaissance contribue précieusement à la bonne intelligence

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La plupart des bonnes maisons d'édition, lorsqu'elles publient l'oeuvre intégrale d'un artiste, y adjoignent une biographie détaillée de l'auteur. Des gens intelligents, critiques et universitaires, travaillent thèses et mémoires.  Or, notoirement, la majorité du public ne consulte que très peu ces pages. Et André Malraux le justifie en écrivant : « La vie privée des grands créateurs n'est qu'un misérable tas de petits secrets », dont le lecteur n'aurait que faire, tant il est vrai qu'un artiste n'est qu'un homme, tout comme ses lecteurs. Mais en fait les rébus que peuvent être les œuvres littéraires peuvent-ils se comprendre clairement et logiquement sans cette connaissance, parfois scolastique et compilatoire, mais le plus souvent enrichissante, de la vie de l'auteur?

« La plupart des bonnes maisons d'édition, lorsqu'elles publient l'oeuvre intégrale d'un artiste, y adjoignent une biographie détaillée de l'auteur.

Des gens intelligents, critiques et universitaires, travaillent thèses et mémoires. Or, notoirement, la majorité du public ne consulte que très peu ces pages.

Et André Malraux le justifie en écrivant : « La vie privée des grands créateurs n'est qu'un misérable tas de petits secrets », dont le lecteur n'aurait que faire, tant il est vrai qu'un artiste n'est qu'un homme, tout comme ses lecteurs.

Mais en fait les rébus que peuvent être les œuvres littéraires peuvent-ils se comprendre clairement et logiquement sans cette connaissance, parfois scolastique et compilatoire, mais le plus souvent enrichissante, de la vie de l'auteur? On peut s'étonner du fait que Monsieur Malraux conteste l'intérêt de la vie des écrivains, lorsque l'on voit ce qu'il a fait de la sienne.

Il est l'exemple encore vivant de ce que les artistes sont hommes, simplement, avec toutes les faiblesses que cela implique.

Du reste, point n'est besoin de lire sa biographie pour saisir son œuvre, puisqu'il s'y raconte avec complaisance. Cependant, son avis, qui est en l'occurrence celui de la plupart des lecteurs, très probablement, a quelque valeur dans la mesure ou il suffit — presque — de pouvoir situer un auteur dans un courant d'idées ou même de le considérer simplement clans son époque, pour avoir une pleine jouissance de son oeuvre : il n'est finalement pas primordial de savoir que Flaubert était opposé à la Commune pour saisir le génie de l'écrivain de Madame Bovary.

De même, si chacun savait que Montesquieu vivait, ou peut s'en faut, du « commerce triangulaire », on n'en continuerait pas moins à admirer la hardiesse d'esprit et la finesse de l'ironie de l'auteur de : « Ils ont la peau si noire qu'il est impossible de les plaindre.

» Pour l'un comme pour l'autre, leur vie n'a d'intérêt pour l'intelligence de l'œuvre que sur le plan « professionnel », si toutefois on peut qualifier l'art de profession : et s'il faut bien sûr savoir que Montesquieu vit au siècle des Philosophes et raisonne comme tel, que Flaubert réagit contre le Romantisme tout en étant attiré vers ce courant d'idées, ce sont là des faits concernant non pas l'homme, mais bien plutôt l'écrivain, considéré, non pas en fonction de ce qu'il est, mais de ce qu'il fait. Toutefois, si pour quelques auteurs limpides, une simple connaissance de leurs idées suffit, il en est d'autres pour lesquels il faut, afin de lire un seul poème ou un seul chapitre, une solide et profonde étude biographique : peut-on saisir une seule strophe du Bateau ivre sans savoir que la Meuse près de laquelle vit Rimbaud enfant est un « fleuve impassible » où il jouait à des jeux sûrement cruels et « criards » ! Que signifie l'ensemble du poème Zone si l'on n'a pas à l'esprit la vie d'Apollinaire, né dans l'ancienne Europe, déclinante déjà, d'une mère de noblesse « fin de race », qu'il en fut presque honteux, et qu'en réaction il fut l'un des premiers poètes à chanter l'électricité, les voitures, la ville.

Sa vie privée est présente aussi, bien sûr, dans ses cycles de Marie et d'Aimée, et ô combien, puisqu'il s'agit de ses amours. Chez un Aragon aussi, l'œuvre est empreinte de la vie privée (si l'on peut dire) du militant politique à l'esprit généreux et du patriote, mais aussi de l'homme amoureux d'Elsa. Dans d'autres domaines artistiques aussi, comme le cinéma et la peinture, il est frappant de constater que des œuvres, son très ardues comme certaines toiles de Kokoschka, soit au contraire très schématiques, — et l'on peut penser à un film de la même époque que les peintres expressionnistes, dû à Murnau et récemment programmé à un « un ciné-club » : Nosfératu — sont l'une comme l'autre incroyablement remplies de réminiscences, d'impressions pessimistes de l'artiste, de symboles aussi, parfois vraiment grotesques comme l'image d'un petit juif dans le film, ou le hideux personnage jaune du tableau. C'est qu'en fait, les concepts expressionnistes, auxquels obéissent d'une façon vraiment personnelle Kokoschka et Murnau, sont l'exacte retransposition artistique des sentiments allemands au lendemain de la pénible aventure de la Grande Guerre.

Et le père de Kokoschka, comme celui du cinéaste, y est mort, ce qui ajoute, par le biais, une fois de plus, de la vie privée de l'artiste, à l'irrationnel besoin d'horreur de cette époque.

Ces œuvres sont ce qu'un psychanalyste appellerait une projection de sentiments pénibles, mais privés — la mort d'un père — dans le domaine de l'art.

Il faut bien évidemment connaître ces « détails » biographiques pour comprendre ces deux artistes essentiels. Il faut donc pour comprendre une œuvre ne pas mépriser une « intrusion » dans la vie de son auteur, homme avant d'être créateur ou plutôt créateur en même temps qu'homme.

Les « petits secrets » dont parle Malraux, s'il est vrai qu'ils sont parfois sordides, sont rarement sans une incidence créatrice quelconque : Rousseau fut un père odieux puisqu'il abandonna ses enfants mais il le sentait probablement et il écrivit l'Emile.

Tous ces renseignements biographiques sont donc autant de clefs des œuvres fermées aux ignorants complets. Quant au fait que leur compilation soit, selon Malraux, un « misérable tas » laborieux et scolaire, c'est probablement justifié.

Mais n'est-ce pas toute notre culture qui, selon Pierre Chaunu dans Le Temps des Réformes, désormais incapable de produire avec une pensée si usée, en est revenue comme au Moyen Age au stade de « re-lectio », c'est-à-dire à l'étude des œuvres antérieurement produites : nous avons peut-être besoin de sang neuf pour retrouver l'éclat de notre système de pensée, « devenu poussiéreux, comme le dit d'ailleurs Apollinaire dans Zone: « A la fin, tu es las de ce monde ancien...» Mais alors ne risque-t-on pas de basculer, d'une hyper-culture trop subtile à une pensée barbare et en tout cas schématique à l'excès ? La connaissance, non pas bête et scolaire mais au contraire humaine et enrichissante, de la vie des grands créateurs est nécessaire à leur compréhension.

Est-ce que ce ne sont pas des hommes qui parlent à d'autres hommes de ce dont ils ont peur, de ce qu'ils aiment ? L'on a essayé de faire produire des œuvres musicales à des ordinateurs : il semble que ce soit un fiasco et c'est heureux.

Car c'est une tâche réservée aux hommes que de produire du génie et de la beauté.. »

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