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Pensez-vous comme André Malraux que la vie privée des grands créateurs n'est qu'un « misérable tas de petits secrets » dont le lecteur n'a guère besoin, ou croyez-vous au contraire qu'une telle connaissance contribue précieusement à la bonne intelligence

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Les biographies, d'une utilité longtemps irréfutable, se sont vues quelque peu dépréciées depuis peu, notamment par les adeptes de la « nouvelle critique ». Beaucoup pourtant y restent attachés, et il n'est d'édition scolaire ou érudite qui ne présente de notice biographique, même succincte : un tel débat, qui remet en question les méthodes traditionnelles de critique littéraire, et par là l'intelligence de notre patrimoine culturel, mérite notre attention par l'importance de l'enjeu. Il convient donc d'étudier ce qui fait pour certains la valeur des biographies, et d'un autre côté, ce qui fait dire que la vie privée des grands créateurs n'est qu'un « misérable tas de petits secrets » inutile au lecteur.

« Sujet : Pensez-vous comme André Malraux que la vie privée des grands créateurs n'est qu'un « misérable tas de petits secrets » dont le lecteur n'a guère besoin, ou croyez-vous au contraire qu'une telle connaissance contribue précieusement à la bonne intelligence d'une oeuvre ? Vous illustrerez votre argumentation d'exemples précis, soigneusement analysés. Les biographies, d'une utilité longtemps irréfutable, se sont vues quelque peu dépréciées depuis peu, notamment par les adeptes de la « nouvelle critique ».

Beaucoup pourtant y restent attachés, et il n'est d'édition scolaire ou érudite qui ne présente de notice biographique, même succincte : un tel débat, qui remet en question les méthodes traditionnelles de critique littéraire, et par là l'intelligence de notre patrimoine culturel, mérite notre attention par l'importance de l'enjeu.

Il convient donc d'étudier ce qui fait pour certains la valeur des biographies, et d'un autre côté, ce qui fait dire que la vie privée des grands créateurs n'est qu'un « misérable tas de petits secrets » inutile au lecteur. Ce type de recherches biographiques peut nous fournir des éléments intéressants à différents niveaux : sur un plan général, elle nous renseigne sur le milieu (au sens général) d'où est issu le futur artiste, sur les facteurs extérieurs qui ont pu être à l'origine de sa destinée littéraire, et ont imprimé à son oeuvre un certain nombre de caractères constants : on rejoint ici la théorie du milieu, le déterminisme dont Hippolyte Taine fit une méthode de critique littéraire et qu'il appliqua en particulier dans son La Fontaine : le fait que celui-ci fût à la fois français, champenois, courtisan de Louis XIV, que sa faculté maîtresse ait été l'imagination, permet l'intelligence générale et particulière de son œuvre.

Cette théorie, en fait héritage de la théorie des climats de Montesquieu, se retrouve dans une lettre de Diderot à Sophie Volland où il explique son caractère et ses goûts (donc son œuvre) par son origine langroise qui lui a donné la vivacité d'esprit et l'inconstance : de fait l'œuvre de Diderot est un foisonnement qui peut même aller jusqu'à l'incohérence : ce caractère a subi des modifications où interviennent encore des facteurs liés à sa vie privée (son séjour à Paris, la vie de bohème), ou à sa personnalité (amour du bon, de l'unité).

Plus récemment, Sartre a intitulé son essai sur Flaubert L'idiot de la famille, donnant à sa vocation littéraire des sources profondes et ancrées dans la vie privée de Flaubert, ses complexes vis-à-vis de sa famille par exemple. La vie privée de l'artiste (toujours en vue d'une compréhension générale de l'homme et à travers lui de son œuvre) est intéressante parce qu'elle est souvent le reflet d'une personnalité profonde, des combats qui s'y jouent, des changements qui s'y opèrent et que l'on pourra retrouver, sous diverses formes, dans l'œuvre : Rimbaud d'abord enfant pieux, brillant, sage, docile, puis révolté, passionné, transmettra à son œuvre la révolte contre la bourgeoisie, la religion (« La première communion »), la guerre et ceux qui la font faire (« Le dormeur du val »), et qui l'avaient rendu tel qu'il était enfant. Mais elle permet aussi une intelligence plus directe de l'œuvre, cette fois sur un plan particulier, précis : parfois pour des détails, ou un mouvement de poème : il est difficile de ne pas rapprocher la malédiction maternelle de « Bénédiction » de ce qu'a vécu Baudelaire enfant, ou du moins de ce qu'il a ressenti des événements (sa mère ne le comprenait pas, mais allait-elle jusqu'à le haïr à ce point ?) et de comprendre bien ce passage.

Toutefois, elle ouvre souvent la voie à un niveau d'interprétation important : la pièce des Châtiments dont l'incipit est « Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée », offre ainsi une stratification de trois interprétations : le sens littéral (l'épisode biblique), le sens général (Josué est le penseur, le poète, le roi est le despote, la cité, l'Etat despotique) et enfin le sens autobiographique (derrière Josué il faut voir Victor Hugo, derrière la cité le Second Empire, derrière le roi «Napoléon le petit»).

«A Villequier» tire aussi son origine d'un fait de la vie privée de Victor Hugo.

De même on a cherché dans A la recherche du temps perdu des clés (comme on l'avait fait pour La Bruyère), qui mettaient derrière les noms de Mme de Guermantes, de Swann, d'Albertine ou de Charlus des noms réels de personnages connus par Proust : il est bien évident que ces recherches touchaient à la vie privée de l'écrivain, et pouvaient apporter beaucoup quant à la connaissance du roman.

Dante offre par ses ouvrages d'autres cas d'œuvres dont la compréhension est rendue réellement impossible si l'on ne possède pas de connaissances suffisamment étendues sur la vie privée de l'auteur (pour La vita nuova) ou sur sa vie politique (La divine comédie). Malgré ces atouts, qui restent indéniables dans bien des cas, la connaissance de la vie privée d'un créateur s'avère parfois (souvent, diraient d'autres) inutile, et même, à la limite, gênante. Elle est inutile pour la compréhension lorsqu'on a affaire à l'œuvre d'un artiste qui établit une nette distinction entre l'homme et l'écrivain.

Il faut toutefois noter que cette démarche n'arrive jamais à son but, et reste presque toujours une volonté seulement : le cas est donc rare. Elle l'est en revanche beaucoup plus souvent (pour ne pas dire toujours) lorsqu'il s'agit de goûter la beauté, la force esthétique d'un texte : peu importe que ce soit Marie Daubrun qui ait inspiré à Baudelaire la correspondance entre ses yeux et un paysage dans « L'invitation au voyage », la musique des sonorités, du rythme impair (« De la musique avant toute chose...

», écrivait Verlaine), le caractère immatériel et par là poétique du monde imaginaire, le jeu des correspondances suffisent à nous faire ressentir la beauté du poème (but suprême de l'artiste).

Un autre exemple montre qu'une œuvre peut être appréciée pleinement sans qu'on sache rien de la vie de son créateur : celui de Lautréamont : nous ne savons rien de sa vie, et cette lacune n'empêche pas son œuvre d'avoir eu une influence considérable sur la littérature moderne et le surréalisme en particulier. Elle est donc souvent inutile, elle est parfois même gênante et, hélas, source d'erreur pour deux raisons majeures.

La vie extérieure, même privée, n'est que rarement à l'image de la personnalité profonde de l'homme : s'il est un artiste, elle pourra se révéler dans son œuvre : c'est la distinction fondamentale entre l'être et le paraître, exploitée par Pirandello (dans ses nouvelles plus particulièrement). D'autre part, notre vie, tout en étant éphémère, est une source d'incompréhension et prend un temps le pas sur l'œuvre : c'est l'idée initiale du « Tombeau d'Edgar Poe ».

Les contemporains de Poe n'ont pas su reconnaître le génie de Poe parce qu'ils voyaient « le sortilège bu dans quelque noir mélange », si bien qu'au lieu d'admirer, ce monstre aux mille têtes s'est dressé en « un vil sursaut d'hydre » contre le poète ; l'éternité, en apportant l'oubli de la vie terrestre, rendra à Poe la gloire méritée : seule l'œuvre restera. La connaissance de la vie privée d'un créateur, tout en facilitant souvent la compréhension de son œuvre, n'intervient pratique-ment pas dans la perception de sa beauté.

Elle peut même être « maîtresse d'erreur et de fausseté » : aussi ne faut-il pas en être l'esclave, et bien voir que l'œuvre passe avant toute chose : cette connaissance doit la servir quand elle le peut, jamais la desservir.. »

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