La recherche de l'objectivité dans la connaissance scientifique exclut-elle l'appel à l'imagination ?

« Introduction La tradition scolaire française a pris l'habitude de distinguer les « scientifiques » et les « littéraires » en repérant des qualités de « calcul » ou de « création » ou d'imagination.

Cette dernière semble donc rejetée du côté de la poésie, un bon scientifique étant avant tout un calculateur rapide.

Mais la recherche de l'objectivité dans la connaissance scientifique exclut-elle l'appel à l'imagination? Nous analyserons tout d'abord de manière détaillée la façon dont la « rationalité scientifique » doit se structurer en s'opposant à l'imagination; nous verrons ensuite quel rôle peut jouer l'imagination, notamment dans le processus de l'invention et du développement des théories; nous préciserons enfin comment la rationalité calculatrice doit rester la pierre de touche des idées produites par l'imagination afin de conserver l'horizon de l'objectivité. I.

De l'imagination à la connaissance Association et raisonnement La notion « d'objectivité scientifique » est liée à l'idée d'exactitude et de précision : c'est le fait d'un « esprit cartésien », capable d'interpréter la nature en termes géométriques et de passer de l'association libre de l'imagination aux « longues chaînes de raisons » qui sont le modèle de tout raisonnement pour Descartes.

Le Discours de la méthode propose des principes permettant de discipliner la démarche de l'entendement et de la soumettre à une procédure rigoureuse. Rêverie et objectivité Cette démarche doit également permettre de comprendre ce qu'est une approche véritablement objective de la nature.

De Démocrite à Épicure et Lucrèce, les matérialistes de l'Antiquité ont plaidé pour une considération des faits en tant que tels, réduits à leur matérialité, à l'exclusion des interprétations symboliques ou religieuses, ravalées au rang de superstitions.

L'objectivité doit permettre de décrire et expliquer exactement ce qui est, alors que l'imagination passe toujours de ce que l'on voit à ce qu'on ne verra jamais. Le possible et le réel C'est que l'imagination est une faculté du possible, alors que l'objectivité, par définition, est la vertu de l'approche des objets réellement existants.

Le monde des possibles est entièrement flexible et mouvant, le réel obéit à des lois qui ne dépendent pas de notre arbitraire.

Nous avons toujours tendance à insérer des possibles et donc de l'irrationnel dans le monde réel, ce que le scientifique, au nom de l'objectivité, doit refuser de faire — du moins pas sans précaution. II.

La fécondité de l'imagination Cette démarche, tout en logique et en rationalité, épuise-t-elle pour autant l'activité de la recherche scientifique? En fait, le chercheur ne peut se dispenser d'un recours constant à l'imagination. Concept et intuition Dans la Critique de la raison pure, Kant montre que la connaissance objective, si l'on ne s'en tient pas aux pures mathématiques, doit allier intuitions et concepts : l'intuition sans concept est aveugle, un concept sans intuition est vide.

Connaître, c'est ranger le contenu de nos intuitions empiriques sous des concepts bien définis et organisés entre eux : et c'est l'imagination qui fait ce lien entre l'intuition et l'entendement; Kant appelle schématisme l'opération par laquelle nous adaptons l'un à l'autre l'image sensible et le concept. Théorie et découverte L'imagination est également capitale dans le travail d'élaboration des théories : avant de pouvoir calculer et trouver des résultats exacts, le chercheur doit, pour tout phénomène ou groupe de phénomènes, imaginer une certaine approche en éliminant des données naturelles (par exemple les frottements de l'air); c'est également l'imagination qui travaille lorsqu'il élabore tel formalisme plutôt que tel autre : il « s'imagine » qu'il a plus de chances d'être fécond, sans en avoir la preuve à l'avance.

L'imagination est également capitale lorsqu'il s'agit de découvrir et d'interpréter un phénomène inattendu. Expérimentation et ingéniosité C'est encore l'imagination qui est au premier rang lorsqu'il s'agit, par des montages souvent très indirects et éloignés de la réalité empirique, de mettre en évidence expérimentalement ce que prédit la théorie.

Il faut mettre au point un procédé, le réaliser, découvrir et surmonter ou contourner au fur et à mesure des obstacles techniques ou budgétaires, etc.

Ici le scientifique doit développer une imagination analogue à celle du bricoleur.. »