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La mémoire est-elle la faculté d'oublier ?

Extrait du document

« Formule frappante qui se présente comme un brillant paradoxe.

La mémoire, fonction psychique qui produit le souvenir, soudain transformée par le jeu d'une boutade, en fonction permettant de ne pas avoir de souvenirs, il y a de quoi surprendre et de quoi marquer des réticences devant une telle formule. C'est qu'en effet, ordinairement l'oubli représente pour nous un arrêt de la mémoire, une insuffisance qui ne nous permet pas d'évoquer un souvenir, au moment où nous en avons besoin.

Quand on dit : « Je ne me souviens pas », on insiste sur le fait que la déficience de la mémoire est momentanée, accidentelle.

Quand on dit : « J'ai oublié », on constate une lacune beaucoup plus grave dans la trame de nos souvenirs ; mieux encore, on constate que ce nom ou cette date' que nous ne trouvons pas n'a jamais participé à notre connaissance ; nous n'avons jamais fait effort pour nous en -Souvenir.

On remarquera que l'on ne peut parler que dans une attitude rétrospective, c'est-à-dire lorsqu'on est en train de se souvenir.

Autrement, nous ne songerions même pas que nous avons oublié. Cette remarque nous permet de saisir un lien entre la mémoire et la « faculté d'oublier », et de pressentir que derrière le paradoxe : « La mémoire est la faculté d'oublier », se cache la réalité de certains faits qui donne de la consistance à ce qui ne nous paraissait d'abord qu'une boutade. Nous nous plaçons dans une perspective qui exclut les maladies de la mémoire, l'absence de mémoire passagère ou chronique que sont les amnésies.

Et sans doute, y a-t-il une différence entre ne pas avoir de mémoire et oublier.

A insi, par exemple, on ne pourrait pas aire que nous avons oublié le visage de la nourrice qui nous a bercés à l'âge de six mois, et que nous n'avons plus revu depuis.

« La faculté d'oublier » n'a de sens que dans le 'fonctionnement normal de la mémoire. Aussi faut-il prendre garde que l'oubli n'est pas d'abord un phénomène relatif à nous-mêmes.

Mais une réalité qui nous est étrangère, et contre quoi notre mémoire lutte, en tant que pouvoir de conservation et d'évocation. Ainsi, par exemple, je retrouve, par hasard, en rangeant des livres, un vieux bouquin, un roman que j'ai lu, il y a très longtemps.

J'essai de me souvenir... Impossible d'évoquer un seul personnage, aucune situation romanesque ; le titre même me reste incompréhensible et je n'ai aucune représentation, malgré l'effort que je fais.

Sans doute, n'était-ce pas un livre remarquable ; peut-être l'ai-je lu très vite — est-ce qu'en fait, je l'ai lu ?...

je ne le pense que parce que c'est vraisemblable — et encore, ai-je lu depuis beaucoup d'autres livres.

Toutes ces raisons n'effacent pas l'espèce d'agacement qu'il y a à ne point se souvenir, à avoir oublié.

Et j'ai le sentiment que c'est malgré moi — ce livre était peut-être très intéressant — que le contenu du livre m'échappe sans retour possible. Si nous examinons les lois d'évolution du souvenir, étudiées expérimentalement, nous nous apercevons que plus nous remontons dans le passé, plus les souvenirs se font rares et imprécis.

Les souvenirs s'effacent, se dégradent, en fonction du temps.

L'oubli est d'abord rapide, puis il continue à croître d'une façon plus lente.

A u bout d'un temps très long, il subsiste encore quelque chose du souvenir, quelque chose de vague et de sommaire.

La mémoire a donc pour fonction de résister, c'est-à-dire de s'opposer au fait biologique de la dégradation de nos représentations au cours du temps. Mais c'est précisément sur la base de l'oubli que la mémoire s'institue Se souvenir, c'est évoquer une image, un savoir, une idée qui, il y a un instant, était absente de la conscience.

Il n'y avait pas souvenir, et brusquement, il va y avoir présence à notre conscience d'un événement, d'une circonstance passée. Ainsi, voilà que je me souviens soudain de cette excursion en montagne, faite il y a quelques années.

Je pose ma plume, et il me semble retourner vers les lieux, il me semble que je revois le paysage, le lac loin au-dessous de nous, teinté d'une brume bleutée.

M'en étais-je déjà souvenu ? Je ne le crois pas, et je serais incapable de dire comment et pourquoi j'en ai actuellement le souvenir.

Au vrai, j'avais oublié cette promenade.

C'est donc, si je puis m'en souvenir, que l'oubli n'est' qu'un degré de la mémoire. Si nous examinons les lois de l'acquisition étudiées expérimentalement, nous constatons cette curieuse loi des intervalles, qui constate que les répétitions qui nous permettent d'apprendre et de retenir, ne doivent pas, dans les meilleures conditions, être consécutives, mais espacées selon un certain rythme. Tout se passe comme s'il était favorable d'oublier entre deux répétitions, la leçon qu'on doit apprendre.

Les écoliers savent bien qu'une leçon qu'ils n'arrivent pas à apprendre, sera, le lendemain, facilement retenue.

L'oubli ici coïncide avec un certain repos, et sa durée consolide l'acquisition.

On arriverait facilement à ce nouveau paradoxe que l'oubli est une condition de la bonne mémoire. C'est bien de cela, en effet, qu'il s'agit.

L'oubli —non pas l'oubli automatique — permet la mémoire et son fonctionnement normal.

Il faut savoir oublier. Chaque jour, chaque heure, notre conscience est assaillie par un grand nombre de perceptions, de représentations.

Si la totalité de notre expérience devait être mémoire, nous serions, comme on dit, « noyés dans une 'multitude de faits sans aucun relief.

Ce qui se passe, chez certains esprits simples, qui, pour raconter un événement, découvrent tout ce qui s'est passé, y compris ce qui n'a rien à voir avec le centre d'intérêt de leur histoire.

Les comiques, qui sur les scènes publiques, racontent des histoires, savent bien qu'ils feront rire, en mêlant à l'anecdote centrale des détails accessoires, qui prennent un aspect cocasse.

La mémoire est une sélection de notre expérience passée, sélection qui rejette dans un oubli salutaire ce qui n'est pas en rapport avec le souvenir. Nous voyons déjà que le souvenir n'est pas une répétition de l'expérience passée, dans son intégralité mais que, plus ou moins, notre mémoire le reconstruit.

Elle le fait en sélectionnant les éléments de notre passé.

L'oubli apparaît comme la puissance de sélection, condition de la mémoire. Comment oublions-nous ? L'oubli va en général « de l'accessoire à l'essentiel, de l'accessoire au fondamental ».

Une mémoire possède des structures logiques qui groupent des acquisitions et permet le souvenir.

Elle dispose de cadres sociaux, comme l'a montré Halbwachs où les souvenirs se localisent et se conservent.

Les tendances et la vie affective, également, conforment nos souvenirs à nos intérêts, à nos préférences.

Sans doute, l'organisation de notre mémoire peut-elle subir des variations du fait des changements qui se produisent dans notre vie affective comme dans notre vie sociale.

Cette sélection qui s'opère est un véritable oubli actif, lié au fonctionnement de l'intelligence. N'oublions pas, enfin, que dans notre vie active, la mémoire a pour fonction de nous procurer des souvenirs utiles pour comprendre le réel qui nous entoure et élaborer notre action. Prenons un exemple simple.

A un examen, nous nous présentons après des années de travail, et en général, après avoir fait, quelque temps avant le jour de l'examen des révisions.

Nous disposons d'une assez grande quantité de connaissances.

Voici une question de chimie.

Comprendre la question, et se préparer à y répondre, c'est se souvenir de ce qui concerne cette question, mais c'est aussi avoir oublié, dans le moment présent, toute la physique, et toutes les questions de chimie qui ne sont pas celle-là, précisément qui nous est posée.

La situation actuelle exige une « focalisation » qui exclut un grand nombre de connaissances.

Une condition essentielle d'une bonne mémoire, est d'éliminer rapidement ce qui risquerait de nuire à notre travail présent. D'une façon générale, l'attention au présent est conditionnée par la richesse des souvenirs, mais de souvenirs sélectionnés ; savoir se souvenir, c'est savoir oublier.

L'allure paradoxale de la formule s'explique aisément, à cause de l'emploi absolu des deux verbes.

En réalité, ils ne portent pas sur le même complément d'objet direct.

De plus, il ne s'agit pas de l'oubli, au sens large du terme mais d'un oubli qui est à la fois conséquence et condition d'une bonne mémoire. Nous sommes amenés à conclure que, contrairement à l'opinion commune qui oppose l'oubli et la mémoire, comme noir et blanc, l'oubli est un degré de la mémoire, il n'en est pas la négation.

Insister sur la faculté d'oubli qu'est la mémoire c'est renoncer à une conception qui ferait de la mémoire un automatisme de répétition et du souvenir, une chose-cliché ou copie n'ayant pas plus de vie que le passé mort qu'elle représenter ait.

La mémoire est une fonction vivante, et comme tout ce qui vit, susceptible d'une adaptation.

Elle laisse dépérir ce qui est caduc et qui risquerait de l'encombrer.

Elle transforme, selon les conditions actuelles de l'expérience vécue, les souvenirs ; elle les actualise.

Du même coup, notre mémoire oublie ; elle efface et déforme le passé, de telle sorte qu'il puisse s'insérer dans la trame de notre activité présente.

La confrontation de nos perceptions et de notre expérience passée aboutit à un réajustement réciproque qui situe le souvenir repétri, dans la perspective de nos projets.

A daptation et projection vers l'avenir sont les aspects de la mémoire active ; ce sont aussi les aspects de l'activité intelligente.

L'intelligence a un rôle de première place dans la reconstruction de nos souvenirs et la faculté d'oublier en est une conséquence.. »

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