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LA CONTEMPLATION ESTHÉTIQUE : NATURE & VALEUR ?

Extrait du document

« Ici c'est le problème de la «réception» de l'oeuvre, oserait-on dire, qui se trouve posé symétriquement au problème de la « création ».

De ce fait ne sommes-nous pas introduits dans un univers purement subjectif? Chaque spectateur, chaque auditeur prend son plaisir esthétique où il le trouve et la variété des goûts s'étale en un éventail multiforme et diapré.

Impossible d'étudier la jouissance de l'amateur d'art, dira-t-on.

Il n'y en a pas une mais des myriades.

Tandis que les « créateurs » ont une psychologie commune à tous, les « contemplateurs » éprouvent l'art chacun à leur manière, sans aucun canon.

Certes chez tous les contemplateurs l'émotion esthétique se traduit par une joie intérieure.

Mais l'amateur cultivé qui écoute le deuxième concerto brandebourgeois, joué sous la direction de Karl Münchinger, éprouve-t-il le même sentiment que la midinette qui entend avec ravissement telle mélodie à la mode ? Se ranger à l'avis de Victor Basch qui accepte délibérément le subjectivisme de l'émotion esthétique, serait, nous semble-t-il, ruiner définitivement toute possibilité de théorie philosophique du sentiment esthétique et nous interdire toute approche de la valeur authentique de beauté. En fait les émotions les plus communes suscitées par l'oeuvre d'art ne sont pas des émotions esthétiques.

Ne parlons pas de contemplation artistique au sujet de l'amateur de photographies licencieuses, ou de ces romans qu'on dit «populaires» où de jeunes et brillants industriels épousent une ouvrière sans fortune...

Ces arts «d'assouvissement», comme dit Malraux, sont des « anti-Arts ».

La valeur esthétique d'une oeuvre n'a guère de rapports avec son succès auprès du grand public.

N'oublions pas que Le mouchoir bleu d'Etienne Béquet a été le plus gros succès du XIXe siècle dans le domaine du roman tandis que Stendhal restait longtemps inconnu.

C'est le Timocrate de Thomas Corneille qui a remporté le plus grand succès au XVIIe siècle tandis que Phèdre échouait et que Le Cid n'obtenait qu'un demi-succès.

Le mélodrame «où Margot a pleuré» n'est pas une oeuvre d'art et l'émotion de Margot n'est pas la contemplation esthétique. La phénoménologie contemporaine — effort pour décrire les structures de l'expérience humaine telles qu'elles apparaissent réellement — a rendu justice à la spécificité de la perception esthétique.

Comme l'a bien montré Dufrenne, nos préférences, nos goûts divers à l'infini, bien loin de constituer l'expérience esthétique limitent au contraire l'envergure de notre visée.

« Avoir du goût, c'est n'avoir pas de goûts ».

Et mon jugement me juge bien loin d'être la mesure du beau.

En fait l'émotion esthétique valable est la reconnaissance d'une réalité esthétique. «Loin que l'oeuvre soit en nous, nous sommes en elle».

On peut continuer à parler d'«émotion», de «sentiment» esthétique à condition d'entendre par «sentiment» non un moment subjectif de la vie d'une âme mais la condition d'une révélation «essentielle». Le plaisir esthétique est un plaisir spécifique.

Le ramener à quelque chose d'autre, c'est trahir son essence.

Dire avec Stendhal que «la beauté est une promesse de bonheur», c'est ne rien dire, car assurément la contemplation esthétique est une joie, mais pas n'importe quelle joie.

Et si on sous-entend qu'il s'agit d'un plaisir sensuel, ou même d'une émotion sexuelle, on confond la contemplation esthétique avec autre chose qu'elle-même.

La théorie opposée à ce sensualisme — l'intellectualisme qui ramène la contemplation esthétique à la perception d'un ordre rationnel, d'une logique cachée — ne respecte pas davantage la spécificité de l'émotion esthétique : « La musique, disait Leibniz, est un exercice d'arithmétique d'un esprit qui ne sait pas qu'il compte».

Mais l'émotion qui saisit l'auditeur d'un concert ne se confond pas avec le sentiment d'avoir résolu un problème mathématique. Quelle est donc l'essence de la contemplation esthétique ? Lorsque je contemple par exemple le célèbre tableau de Van Gogh : Les oliviers à St-Rémy, comment caractériser l'émotion que j'éprouve ? Mon impression n'a rien de commun avec celle que je ressentirais devant un véritable champ d'oliviers.

Les vrais oliviers m'inviteraient à la cueillette ou peut-être à la sieste sous leurs ombrages.

Le champ d'oliviers serait devant moi, simple moyen pour mes désirs.

C'est moi tout au contraire qui suis devant les oliviers de Van Gogh.

Des oliviers sur une carte postale ou sur un tableau médiocre me feraient rêver de repos, de vacances.

Ils ne seraient pour moi qu'absence tandis que les oliviers de Van Gogh sont une présence envoûtante, se suffisent à eux-mêmes.

Littéralement ils me ravissent, c'està-dire m'arrachent à mon propre univers.

Ils m'introduisent d'emblée dans un monde qui n'est ni le monde des vacances ni la Provence mais qui est le monde de Van Gogh.

Et ce monde, ce monde dramatique et tourmenté des oliviers houleux et tordus, suscite en moi, miraculeusement — par-delà le drame et le tourment de Van Gogh — une joie persistante et mystérieuse. La contemplation esthétique, c'est l'invasion d'une réalité obsédante et exclusive, c'est la présence en moi d'une valeur de beauté qui éclipse tout le reste.

J'entends le VIe concerto brandebourgeois : la polyphonie des altos solistes ne m'empêche pas de voir des tapisseries déchirées, ces tentures vétustés de la salle du Conservatoire. Mais tout d'un coup, en un instant, plus rien n'existe.

Plus de salle, plus de public.

Plus rien que la seule présence du son qui est la présence même de Bach.

Je ne suis pas seul.

C'est un dialogue qui m'a ravi aux conditions extérieures de l'existence.

Qu'est devenue la salle ? Elle n'existe plus pour moi car tout ce qui est matériel a fui1.

Et la perception visuelle des exécutants, la sensation auditive des instruments se sont muées par une transfiguration radicale en un sentiment qui me transporte au-dessus de moi-même, l'extase.. »

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