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Une société peut-elle être objet de connaissance ?

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« [Introduction] Ce qui distingue les sciences humaines de la philosophie, c'est leur volonté de formuler des vérités scientifiques sur ce qu'elles entreprennent de connaître — vérités qui se distingueraient clairement des discours des philosophes, tout englués de postulats métaphysiques implicites et nécessairement intégrés dans des « systèmes » dont la qualité première n'est certainement pas la scientificité.

Il est toutefois important de vérifier si une telle approche scientifique est possible à propos de ce que les sciences humaines entreprennent de connaître.

Puisque certaines de ces sciences veulent connaître la société, la première question à poser concerne la définition de leur « objet » de connaissance.

En d'autres termes : la société peut-elle être, au sens strict, objet de connaissance ? [I.

La société comme objet de connaissance] Lors de sa constitution, la sociologie a pris soin d'élaborer des méthodes qui lui soient propres et qui garantissent le caractère scientifique de ses recherches.

Lorsque Durkheim publie en 1895 son ouvrage sur Les Règles de la méthode sociologique, c'est bien cet objectif qu'il entend remplir ; mais sa célèbre formule, selon laquelle il s'agit de considérer « les faits sociaux comme des choses », est d'abord remarquable par son ambiguïté : elle n'affirme pas que les faits sociaux sont bien des choses, qu'il serait dès lors possible d'objectiver sans difficulté, mais elle suggère que l'on peut les traiter comme s'il s'agissait de choses, afin d'en permettre une approche plus stricte.

Cela réserve la possibilité d'un écart significatif entre la « chose » ordinaire et le « fait social ».

Il n'en reste pas moins que la méthode durkheimienne, qui utilise le traitement statistique des données, repère des caractères extérieurs que l'on doit retrouver dans n'importe quel fait social et s'éloigne de toute explication supposant une transparence des faits en même temps que du recours à des interprétations psychologiques. Antérieurement à Durkheim, Auguste Comte avait défini deux axes possibles pour la recherche sociologique : soit qu'elle repère les formes et structures des différentes sociétés (sociologie statique), soit qu'elle étudie les changements internes à une société (sociologie dynamique).

Mais Comte, en raison même de sa situation historique, a tendance à privilégier la recherche de nouveaux équilibres dans une société qui lui apparaît bouleversée par les conséquences de la Révolution : la tâche du sociologue est alors de repérer des valeurs qui puissent rassembler.

Durkheim fait preuve d'un souci comparable pour les faits susceptibles d'aller dans le sens de la stabilité, mais aussi du progrès.

S'il distingue, par exemple, une solidarité mécanique (entre individus comparables) d'une solidarité organique (entre individus complémentaires ou rivaux), c'est pour trouver dans la seconde un indice de la supériorité de ce qui s'annonce comme société industrielle sur les sociétés « primitives ». Les sociétés sont en fait suffisamment différentes pour avoir suscité la formation de deux disciplines : en parallèle à la sociologie se développe une ethnologie qui se consacre d'abord à l'analyse des sociétés « primitives ».

Si le sociologue a l'avantage d'être de plain-pied avec ce qu'il veut analyser et connaître, il n'en va évidemment pas de même pour l'ethnologue, qui aborde une société de l'extérieur, en en ignorant les coutumes, les lois ou, généralement, la langue.

On pourrait être tenté d'admettre que son extériorité lui est favorable en' ce qu'elle le met en situation d'être « objectif », mais on constate qu'il n'en est rien : c'est qu'il doit faire appel à des informateurs locaux, qui peuvent très bien lui raconter n'importe quoi (Michel Leiris en témoigne aussi bien que Georges Balandier) ; c'est aussi qu'il se heurte à une mentalité différente sans s'être aucunement débarrassé de la sienne.

D'où la tentation d'appliquer sur ce qu'il constate des modes d'interprétation qui révèlent que, même implicitement, il admet que sa mentalité est la seule capable de lui fournir des outils adéquats (reproche adressé par Robert Jaulin au structuralisme de Lévi-Strauss et à son usage, par exemple, de formules empruntées aux mathématiques modernes pour rendre compte des relations de parenté). On constate ainsi que, dans un cas comme dans l'autre, l'« objet de connaissance » est difficile à constituer ou repérer. Bien entendu, on ne saurait attendre du sociologue ou de l'ethnologue qu'il considère la société dans sa totalité comme un « objet » au sens étymologique.

Embrasser un tel objet est par définition impossible.

Mais, même lorsqu'il définit un objet limité pour sa recherche (qu'il s'agisse d'une institution, d'un rite ou d'un groupe restreint, il se trouve toujours en quelque sorte soit trop proche soit trop éloigné. [II.

La connaissance et ses applications] Connaître une société, si l'on donne au verbe son acception normale lorsqu'il s'agit de connaissance scientifique, peut aboutir à une efficacité.

Si l'on connaît des lois physiques, on peut les utiliser dans un certain nombre d'applications.

On peut aussi en déduire, à partir de l'état actuel d'un champ d'observation, son état futur.

Même si l'objet, lorsqu'il s'agit de la société, est d'une élaboration délicate, il pourrait suffire que la connaissance témoigne d'une certaine efficacité pour que la société soit en effet connue. Or les disciplines en question ne semblent performantes ni par leur capacité à définir des applications, ni par leur pouvoir de prévision.

Le second aspect est le plus simple à évoquer.

Si la sociologie, par les lois qu'elle peut mettre au point, nous donnait la possibilité de prévoir le devenir d'une société, il est évident qu'elle serait mise à contribution pour résoudre les problèmes que peut rencontrer une société dans son développement ou son évolution.

Il semble, hélas, que ce ne soit pas le cas.

Les sociétés contemporaines sont depuis des années confrontées à des crises périodiques, incontestablement significatives de graves déséquilibres (dus, entre autres facteurs, à l'inégalité dans la répartition des richesses, et à la constitution progressive de « ghettos ») ; les sociologues sont par ailleurs très nombreux, mais les crises et les déséquilibres demeurent. Si, par contre, on essaie de repérer des applications de la sociologie, on peut les constater dans différents secteurs économiques ou politiques.

Il est de ce point de vue incontestable que s'est formée une connaissance de la société — mais envisagée de points de vue particuliers, qui peuvent être aussi bien la publicité que l'élaboration de discours politiques.

Cette connaissance répond à des demandes précises, et se trouve ainsi orientée dès sa constitution par ce que l'on envisage comme ses débouchés possibles.

Il est frappant de constater que des méthodes initialement mises au point en sociologie (enquêtes, sondages d'opinion) sont désormais utilisées par les politologues ou les cabinets politiques, aussi bien que par les industriels en quête de marchés.. »

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