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Sur quelle méthode repose le métier d'historien ?

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« Termes du sujet: MÉTHODE: Règles qui définissent un ordre permettant une connaissance ou une action et mise en oeuvre de ces règles. La première tâche des historiens est d'établir les faits tels qu'ils se sont passés.

Pour y parvenir, il faut pratiquer la « méthode critique » qui consiste à authentifier la source des documents (critique externe) et à évaluer leur cohérence (critique interne).

Elle implique l'étude des supports matériels, la traduction et l'interprétation des textes, le croisement des témoignages, etc.

Certes, cette méthode exigeante réduit la part de données factuelles qui peuvent être établies.

Mais au moins, la communauté des historiens offre à celles qui peuvent l'être une certitude solide. Mais, parmi la masse innombrable des faits que rencontre l'historien, lesquels doit-il choisir de relater ? Ceux qui engagent de façon décisive la vie des sociétés, semble-t-il.

D'où l'intérêt longtemps presque exclusif de l'historien pour les actes des gouvernants, intrigues, batailles, traités. À cette priorité accordée à l'histoire politique, Voltaire opposait, dans son Essai sur les moeurs, le souci d'étudier le soubassement social, économique, moral sans lequel on ne la comprend pas.

C'est dans cet esprit qu'au XXe siècle, en France, le mouvement dit de la « nouvelle histoire » a ouvert de nouveaux territoires à l'historien : la démographie, les mentalités, l'économie, les techniques.

C'est ainsi qu'on a étudié l'enfant et la famille sous l'Ancien Régime, la femme dans la société médiévale, l'évolution du prix du blé au xviiie siècle, etc., tous domaines dans lesquels la condition des hommes évolue lentement et sous l'effet de facteurs impersonnels. Mais l'histoire doit prendre aussi en charge le passé récent des sociétés.

Lorsque ce passé a été marqué par des événements tragiques, ceux qui les ont vécus ont à coeur de transmettre leur témoignage.

C'est ainsi que s'est exprimée, depuis une vingtaine d'année, en France notamment, l'affirmation d'un devoir de mémoire.

Comment les historiens doivent-ils y répondre ? 1° La construction du fait historique. Le fait historique est un fait passé, donc n'est pas observable.

Mais on peut reconstruire le fait passé à partir de ses « traces » présentes, des « documents » qui subsistent (nous avons vu que même en physique il n'est pas d'observation passive du donné).

Ces documents sont d'abord les témoignages, les récits qui nous ont légués les générations précédentes.

Mais ces récits, malheureusement, n'ont pas toujours été établis selon les exigences de l'esprit scientifique.

Nous pouvons connaître l'histoire romaine d'après Tite-Live, mais Tite-Live n'a fait que reprendre les écrits de ses prédécesseurs Polybe ou Valérius Antias.

Et quelle garantie nous offrent les premiers témoins ? On a dit que l'historien se trouve dans la condition d'un physicien qui ne connaîtrait les faits que par le compte rendu d'un garçon de laboratoire ignorant et menteurs. L'historien ne peut utiliser un témoignage qu'en prenant toute une série de précautions dont l'ensemble constitue la Critique. La Critique implique non pas un refus systématique, mais un choix éclairé (au sens étymologique grec, c'est le tri, le discernement).

La Critique est simplement « une méthode scientifique destinée à distinguer le vrai du faux en histoire » (Halkin in « Initiation à la critique historique »).

Dans leur ouvrage fondamental, « Introduction aux études historiques » (1897), Langlois et Seignobos observent que « de même que l'instinct naturel d'un homme à l'eau est de faire tout ce qu'il faut pour se noyer », de même c'est la crédulité naïve qui est spontanée tandis que la critique est « contre-nature ».

Mais pour être un bon historien, il faut que « cette attitude contre-nature devienne une habitude organique ».

Tout d'abord, la critique externe[1] se propose de rétablir les témoignages qui nous sont parvenus, dans leur authenticité primitive, de faire la chasse aux interpolations.

Songez que nous ne connaissons l'histoire ancienne que par les manuscrits qui sont des copies de copies.

Par exemple, considérons la grande histoire juive de Flavius Josèphe, qui date du premier siècle de notre ère.

Cet auteur donne une foule de détails sur la Palestine de son temps et dans les manuscrits copiés que nous possédons, il y a une dizaine de lignes sur Jésus conformes à l'orthodoxie chrétienne (Dieu s'est fait homme, a souffert pour la Rédemption de l'humanité, etc.).

Ces lignes sont surprenantes chez un auteur qui fut hostile aux premiers chrétiens.

Tous les historiens y voient aujourd'hui l'interpolation de quelque moine copiste qui, scandalisé par le silence de Flavius sur Jésus, « complète » le texte à sa manière ! Une fois les interprétations reconnues (par la contradiction des idées, les différences de style) et éliminées, le témoignage rétabli doit être livré aux opérations de la critique interne[2].

Car le témoin a pu se trouver et même mentir. Par exemple, dans ses « Mémoires », le général Marbot raconte que du 7 au 8 mai 1809 il traversa en barque les flots démontés du Danube en crue et enleva sur l'autre rive des prisonniers autrichiens.

La critique, nous dit Bloch, permet de prouver la fausseté du récit ; il n'est que de le confronter à d'autres témoignages, indépendants les uns des autres pour mettre au jour la contradiction (les carnets de marche autrichiens montrent que les troupes n'avaient pas les positions que Marbot leur assigne ; la correspondance de Napoléon indique que la crue du Danube n'avait pas commencé le 8 mai ; le 30 juin enfin, Marbot lui-même a signé une demande de promotion où il ne faisait pas état de son exploit !).

La vérité scientifique c'est ici encore la non-contradiction, en l'espèce la non-contradiction de témoignages indépendants. Les faux se décèlent généralement, soit par des erreurs matérielles, soit par des invraisemblances commises par le faussaire.

Voici exemple : « au mois de juillet 1857, le mathématicien Michel Chasles communiqua à l'académie des Sciences tout un lot de lettres inédites de Pascal, que lui avait vendues le faussaire Vrain-Lucas.

Il en ressortait que l'auteur des « Provinciales » avait, avant Newton, formulé le principe de l'attraction universelle.

Un savant anglais s'étonna.

Comment expliquer, disait-il, que ces textes fassent état de mesures astronomiques effectuées bien des années après la mort de Pascal et dont Newton lui-même n'eut connaissance qu'une fois publiées les premières éditions de son ouvrages ? » ( Boch). Vrain-Lucas ne s'embarrassa pas pour si peu : il fabriqua de prétendues lettres de Galilée à Pascal, où l'illustre astronome fournissait à celui-ci les mesures en question.

C'était peu vraisemblable : car, à la mort de Galilée, Pascal n'avait que 18 ans ! Mais quoi ! ce n'était qu'une raison de plus d'admirer la précocité de son génie ! Malheureusement, dans une de ces lettres, Galilée se plaignait de n'écrire qu'au prix de beaucoup de fatigue pour ses yeux.

La lettre était datée de 1641.

Or Galilée était complètement aveugle depuis 1637 ! ! ! Mais l'histoire scientifique ne repose pas seulement sur des témoignages, sur des textes (comme les historiens français l'ont cru au XIX ième parce qu'ils avaient reçu à l'Ecole Normale supérieure une formation exclusivement littéraire).

A côté des témoignages volontaires, il y a des vestiges, « documents involontaires que sans préméditation le passé a laissé tomber le long de sa route », monnaies, poteries, édifices : d'où l'utilité des sciences auxiliaires, archéologie, numismatique.

Marrou (in « De la connaissance historique ») écrit : « Grâce au progrès de la documentation accumulée et exploitée par nos sciences auxiliaires, grâce aux monnaies, aux inscriptions, aux papyrus, nous pouvons aujourd'hui connaître Tibère, Claude ou Néron par bien d'autres voies que les Annales de Tacite ».

C'est ainsi que les « tables claudiennes » de Lyon exhumées par l'archéologie nous ont conservé le texte authentiques d'un discours de l'empereur Claude.

On peut confronter cette inscription avec le discours tel qu'il est rapporté par Tacite.

Tacite (comme l'a montré Carcopino) avait le texte authentique sous les yeux et l'a quelque peu transformé avec ses préjugés sénatoriaux.

Ainsi du même coup nous rétablissons le discours de Claude en sa vérité et nous avons des lumières sur le point de vue de Tacite. Mais la reconstruction du passé présente inévitablement d'énormes lacunes.

Ce ne sont pas nécessairement les documents les plus importants qui se sont conservés.

Certains documents demeurent inaccessibles ( La compagnie de Jésus ne livre pas ses « Collections au profane », la Banque de France ne permet pas aux historiens du Premier Empire de consulter ses registres).

D'autres documents sont perdus, détruits.

Alain disait : « Un document est un vieux papier que la dent des rats, la négligence des héritiers, les flammes de l'incendie...

les exigences de la chaise percée ont épargné par hasard ! ». Mais de toute façon l'esprit critique ne suffit pas pour révéler le fait historique.

L'esprit critique, dit Marrou, peut nous empêcher de communiquer avec une époque passée.

L'attitude des historiens positivistes ressemblerait trop à celle que prête Stendhal à ses personnages (« je suppose toujours que la personne qui me parle veut me tromper »).

Marrou demande à l'historien « sympathie » et « amitié » pour les témoins qu'il convoque à son tribunal (« on ne peut connaître personne sinon par l'amitié », dit Augustin).

Pour faire un travail d'histoire religieuse, il faut avoir fait soi-même l'expérience de la vie spirituelle et ne pas être dépourvu de sens religieux.

De même, ce n'est pas l'impartial et indifférent Xénophon qui nous fait le mieux connaître Socrate, mais bien Platon, le disciple enthousiaste.

Seulement, une nouvelle difficulté surgit ici.

Si l'historien est en communication affective avec le passé, ne risque-t-il pas en croyant découvrir le passé vivant en une « résurrection intégrale » (Michelet) de le recouvrir à son insu de ses propres passions, de projeter en lui sa propre subjectivité ? Ce sont précisément les époques qui ont le plus vénéré le passé (moyen âge, romantisme) qui ont, affectivement, attaché le plus d'importance aux traditions, aux origines, ce sont ces époques qui ont fait précisément les récits les moins objectifs, les plus entachés de passion, les plus mensongers ! Cette difficulté est largement soulignée d'ailleurs par les philosophes et par les historiens contemporains, comme nous allons le montrer maintenant. 2° Subjectivité de l'historien. Beaucoup de penseurs d'aujourd'hui ne croient plus que l'idéal d'objectivité impassible dont les positivistes avaient rêvé, que Fénelon lui-même prônait jadis (« Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays ») soit réalisable.

Dans toute la masse des faits du passé que nous pouvons reconstruire à partir de leurs traces, il nous faut faire un choix.

Mais comment distinguer le fait historique, le fait important du fait non historique insignifiant ? Seignobos disait que l'on juge de l'importance d'un fait à ses conséquences mais celles-ci à son tour ne seront-elles pas appréciées subjectivement par l'historien? On connaît la boutade de Valéry.

La découverte des propriétés fébrifuges de l'écorce de quinquina au XVII ième serait plus importante que tel traité signé par Louis XIV parce les conséquences de ce traité sont aujourd'hui effacées tandis que « les régions paludéennes du globe sont de plus en plus visitées...

et que la quinine fut peut-être indispensable à la prospection et à l'occupation de toute la terre qui est à mes yeux le fait dominant de notre siècle » (« Variété IV »).

Ce qu'il faut retenir de la boutade de Valéry, c'est qu'il n'y a pas en histoire de signification absolument « objective » d'un fait et que c'est en fonction du présent que nous donnons à tel ou tel fait passé une signification et une valeur.

Nous autres, hommes du XX ième, nous sommes surtout attentifs dans le passé aux faits économiques, tandis que par exemple les chroniqueurs du moyen âge voyaient d'abord les faits religieux (le récit du moindre « miracle » était pour eux essentiel).

Aucun historien, prétend-on communément aujourd'hui, ne peut échapper à sa subjectivité.

Michelet, pour écrire son « Histoire de France », voulait oublier l'époque contemporaine, s'interdisait de lire le journal, s'enfermait toute la journée aux Archives.

Cela ne l'a pas empêché d'écrire une histoire à la fois jacobine et romantique, une « épopée lyrique » de la France.

Il a projeté dans son oeuvre des valeurs sentimentales, des partialités politiques, si bien qu'on a pu dire que « l'histoire de France de Michelet nous apprend plus de choses sur Michelet lui-même que sur la France » ! Raymond Aron a bien mis en lumière la subjectivité de la connaissance historique.

Pour lui, la réalité historique est « équivoque et inépuisable ».

Valéry dit que l'histoire « justifie ce que l'on veut ».

Dans sa richesse hétéroclite, il y a toujours de quoi justifier n'importe quelle position a priori de l'historien.

L'historien se projette dans l'histoire avec ses valeurs et ses passions.

Il ne saurait survoler l'histoire, la constituer du point de vue de Sirius, car il est homme lui-même, il vit dans l'histoire, il appartient à une époque, à un pays, à une classe sociale.

Il est lui-même prisonnier du cours de l'histoire.

L'histoire science (l' « Historie » disent les Allemands) est un acte de l'historien et cet acte lui-même un événement historique, il appartient à la réalité historique (« Geschichte »).

C'est pourquoi toute science historique, elle-même moment de l'histoire, serait condamnée à une relativité, à une subjectivité irrémédiable : « La conscience de l'histoire est une conscience dans l'histoire.

» Ceci exclut toute possibilité de tirer de l'histoire des « leçons ».

Car l'historien ne tire pas sa philosophie ou sa morale de ses connaissances historiques.

Tout au contraire il constitue sa vision de l'histoire à partir de perspectives philosophiques, morales politiques qui la précèdent et se projettent en elle.

Il en est de l'histoire comme de la mémoire individuelle ; c'est à partir des « visées », des projets présents –dirigés vers l'avenir- que les individus et les peuples reconstituent leur passé.

L'histoire subjective serait donc inévitable- et par là même, osaient dire les historiens allemands au temps du nazisme, légitime.

« Chaque génération se forme sa propre conception historique selon ses nécessités nationales.

» Cet antirationalisme, d'ailleurs, est lui-même un fait historique.

Il reflète l'époque troublée qui est la nôtre.

Le XIX ième pouvait se permettre un idéal d'objectivité parce que, malgré la révolution de 1848 et la guerre de 1870, ce fut un siècle relativement stable.

Comme l'écrit P.

H.

Simon : « Entre le canon de Waterloo et celui de Charleroi, l'Europe a connu 99 ans de paix relative.

» Au contraire, notre siècle est beaucoup trop historique pour se permettre d'être objectivement historien.

Le mot histoire aurait communément évoqué, il y a cent ans, dans un test associatif, les mots archives, documents, bibliothèque, tandis que pour nous il évoquerait : révolution, torture, bombes atomiques.

On comprend dès lors que Marrou puisse écrire : « L'histoire est la réponse...

à une question que pose au passé mystérieux la curiosité, l'inquiétude, certains diront l'angoisse existentielle.

» Mais sans vouloir minimiser cette découverte contemporaine de la subjectivité historique, il nous reste à l'interpréter.

Loin d'en tirer parti pour rejeter l'idéal d'objectivité rationnelle formulé (en termes peut-être trop étroits) par Langlois et Seignobos, nous la mettrions volontiers au service de l'idéal rationaliste.

La prise de conscience des difficultés extrêmes de l'objectivité en histoire est pour l'historien une invitation à redoubler de précautions, une mise en garde contre lui-même.

La prise de conscience de la subjectivité peut alors être considérée comme un moment dans la conquête de l'objectivité.

Si Langlois & Seignobos n'ont pas soupçonné toutes les difficultés de la tâche, n'ont pas reconnu tous les pièges de l'irrationnel, nous ne dirons pas qu'ils furent trop rationalistes mais qu'ils ne le furent pas assez.

Et si toute perspective historique (comme chacune des géométries possibles) implique inévitablement un système de postulats, en « explicitant autant qu'il le peut ses postulats », l'historien accomplit un progrès vers la rigueur scientifique.

Comme Marrou l'a brillamment montré, la découverte de la subjectivité historique, bien loin de légitimer le truquage des matériaux de l'histoire, doit donner à l'historien le sentiment plus vif de sa responsabilité, et lui imposer l'honnêteté la plus stricte. 3° La synthèse historique et le problème de la causalité.. »

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