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Quel est le rôle, dans la création esthétique, de l'inspiration et de la réflexion ?

Extrait du document

« I.

— Quoi qu'en dise l'école réaliste, l'imitation pure et simple de la nature ne suffit pas à engendrer l'émotion esthétique ; l'art doit être considéré comme un effort de l'esprit pour interpréter d'une façon originale certains aspects de la réalité.

Certes l'imagination ne fait pas tout dans l'oeuvre d'art ; il y entre une large part de technique qui en permet la réalisation ; mais cette technique serait inutile si elle ne s'appliquait à une donnée primitive qui lui est précisément fournie par la faculté créatrice de l'artiste.

Autrement dit, pour produire une oeuvre artistique, il faut sans doute posséder la connaissance approfondie de la valeur expressive des formes, les lois de leur combinaison, les procédés à employer, mais avant tout il faut concevoir ce qu'on veut exprimer ; et cette opération essentielle exige une imagination puissante, une véritable faculté d'invention. Or l'invention est faite à la fois d'inspiration ni do réflexion, et c'est la part respective do ces deux facteurs qui; nous allons étudier dans la création esthétique. II.

— C'est une remarque des plus banales que de dire avec Ribot que l'invention « ne dépend, pas de la volonté individuelle » ; elle dépend aussi d'un facteur inconscient ou semi-conscient : l'inspiration.

Elle a pour caractères essentiels la soudaineté et l'impersonnalité. Il semble à l'inspiré qu'il reçoit une révélation du dehors au point qu'il extériorise souvent l'origine de son inspiration. Ce caractère remarquable de l'inspiration avait déjà frappé les anciens : pour eux, les éléments de l'oeuvre artistique arrivent en foule, comme arrivaient à l'appel d'un chant, selon la fable antique, et s'arrangeaient d'eux-mêmes, en murailles et en tours, de dociles matériaux.

De là vient le symbole de la Muse : c'est une divinité qui inspire leurs vers aux poètes, et le même mot, « vates », désignait le poète inspiré par le souffle du dieu et le devin en proie à la divination prophétique. Les poètes et les artistes de tous les temps ont insisté sur le caractère mystérieux et la soudaineté de l'invention.

On connaît le mot de Goethe à propos de son Werther : « J'avais écrit cet opuscule à peu près inconsciemment, à la manière d'un somnambule ».

Mozart et Lamartine sont célèbres par l'aisance, presque l'inconscience de leur composition.

« Les pensées me viennent en foule et le plus aisément du monde, écrit Mozart.

D'où et comment m'arrivent-elles ? Je n'en sais rien, je n'y suis pour rien ».

Et Lamartine déclare lui aussi : « Moi, je ne pense jamais, mes idées pensent pour moi ». On a insisté beaucoup aussi sur le rôle du sommeil chez certains inspirés, et on cite entre autres : Tartini, entendant dans son sommeil le diable qui lui joue la fameuse « Sonate du diable », s'éveillant et l'écrivant ; Schumann recevant de Schubert, dans le sommeil, le thème en mi bémol majeur ; Coleridge composant en dormant une pièce de vers.

L'inconscient ne fait pas tout dans l'invention. III.

— De tous ces faits, on a donné de nombreuses explications dont la plupart laissent beaucoup à désirer.

Ainsi, on ne saurait réduire l'inspiration à la simple hypermnésie, qui empêcherait plutôt le travail créateur.

A plus forte raison n'a-t-elle qu'une analogie superficielle avec l'ivresse.

Elle ressemble davantage à un somnambulisme pendant la veille : passage de l'automatisme au premier plan, et anesthésie par rapport aux objets extérieurs.

Selon une comparaison de Ribot, « l'inspiration ressemble à une dépêche chiffrée que l'activité inconsciente transmet à l'activité consciente qui la traduit ». Mais la conscience n'a pas ici ce seul rôle de constatation.

Elle enregistre sans doute ce que l'inconscient lui fournit, à peu près comme elle traduit en son langage propre ce que les organes sensibles lui apportent du «monde extérieur ; et elle a encore un second rôle plus actif, c'est la fonction de déclencher l'inconscient par une véritable gravitation mentale.

« Pour emprunter une image à la chimie, dit M.

Lalo, c'est un pouvoir d'amorce, une action de présence, une orientation des particules élémentaires par une attraction catalytique, qui favorise ou provoque des combinaisons qui seraient difficiles ou impossibles sans elle ».

L'oeuvre la plus imprévue ne surgit que dans un esprit qui est gros depuis longtemps, et c'est la réflexion consciente qui l'a fécondé à l'avance. IV.

— Ce serait d'ailleurs une conception trop simpliste que de borner le rôle de l'inconscient à fournir seulement des matériaux bruts dont la conscience formera seule les combinaisons : De l'inerte et du simple, la conscience ferait du complexe et du vivant.

Mais en vérité, l'inconscient ne fournit pas seulement à la conscience, sous des impulsions aveugles, des matériaux informes que la conscience aurait à combiner pour leur donner une forme dont la réflexion seule serait capable ; il lui fournit encore, comme le montrent les exemples précédents, des combinaisons toutes faites : des vers entiers, des thèmes musicaux, les situations complexes d'un drame ou les grandes lignes et la tonalité d'un tableau. Ces analyses et ces synthèses toutes faites que la conscience reçoit parfois de l'inconscient, dans les crises fécondes de l'inspiration, s'expliquent, pour beaucoup de psychologues récents, et particulièrement pour Bergson, par l'idée de schéma.

« Un schéma, dit Bergson, est une représentation simple développable en images multiples ».

Il est « dynamique », c'est-à-dire que « cette représentation contient moins les images elles-mêmes que l'indication de ce qu'il faut faire pour le reconstituer...

il consiste en une attente d'images».

De son côté Ribot distingue deux sortes d'imagination créatrice : l'intuitive, qui « va de l'unité aux détails », et la réfléchie qui « marche des détails à l'unité vaguement entrevue: elle débute par un fragment qui sert d'amorce et se complète peu à peu ».

Et Lalo propose d'ajouter une troisième forme, celle qui « marche de détails à détails, plus errante, plus morcelée, et qu'on pourrait appeler une imagination interactive». En tout cas, il est certain que les rapports de l'inspiration et de la réflexion dans la création sont plus complexes qu'il ne le semblait au premier abord : Si dans la plupart des cas la représentation consciente de l'oeuvre à créer est suscitée par un processus physiologique ou inconscient qui nous échappe complètement, dans d'autres cas, l'excitation de la conscience vient de la conscience elle-même.

Rien n'empêche d'ailleurs ces diverses sortes d'excitation de collaborer, ainsi que le prouve l'exemple personnel rapporté par Henri Poincaré, dans Science et Méthode au sujet de sa découverte des fonctions fuchsiennes : l'imagination y est mise en ébullition en partie par l'excitation nerveuse due au café, en partie par les données réfléchies que le savant avait accumulées depuis plusieurs jours dans son inconscient, mais sans résultat tangible; en partie enfin par les affinités mutuelles des données conscientes du problème. Cet exemple se rapporte sans doute à l'imagination scientifique, mais celle-ci ne diffère pas de l'imagination esthétique par sa nature et son mécanisme ; elle en diffère seulement par sa technique et par ses matériaux. V.

— S'il est donc incontestable que dans la création esthétique, il y a une part pour l'inspiration et pour la réflexion, pour l'inconscient et pour le conscient, il faut bien avouer qu'en ce qui concerne le premier facteur, l'explication qu'on peut donner se réduit à peu de chose.

Ce qui paraît certain, c'est qu'elle semble n'être qu'une suractivité temporaire de toutes les fonctions par lesquelles notre vie mentale se développe et progresse.

Par suite, il faut s'attendre, selon la remarque de Rey, « à retrouver dans la vie inconsciente d'où jaillit l'inspiration, les mêmes influences favorables qu'on trouve dans la vie consciente à propos de l'invention : transformation par dissociations et synthèses, appauvrissement ou analogies et généralisation, influence des états affectifs et des tendances ». Quoi qu'il en soit, « de cet amalgame, de cette combinaison, à la fois inconsciente et consciente, il résulte finalement un ensemble harmonieux dont le monde s'émerveille » (Goethe). Dans cette oeuvre commune, la puissance réfléchie surtout est créatrice, l'automatisme « rumine et contribue à trouver l'expression » (Ribot).

D'ailleurs, la réflexion, le goût artistique seuls ne sauraient suppléer l'inspiration ; pour produire quelque chose de neuf, d'original, il faut, avant tout, être le « favori des Muses ».. »

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