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L'IMAGINATION ET LA PENSÉE ?

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« L'IMAGINATION ET LA PENSÉE Si des conditions affectives créent le climat de toute invention, il reste que l'imagination créatrice, du moins sous ses formes supérieures, demeure un acte de la pensée.

L'imagination apparaît inséparable de l'intelligence, c'est-à-dire de l'aptitude à saisir, à deviner des rapports entre les choses.

Ceci est évident lorsqu'il s'agit de l'imagination créatrice du savant.

La création de l'hypothèse scientifique implique la dissociation d'anciennes synthèses mentales, la création de synthèses nouvelles.

L'hypothèse de Newton sur l'attraction universelle apparaît comme une synthèse géniale, comme un effort pour comprendre dans une même formule des faits aussi divers, apparemment aussi éloignés les uns des autres que la chute des corps, les mouvements des planètes, les marées. Comme le dit Valéry: «Le génie de Newton a consisté à dire que la lune tombe alors que tout le monde voit bien qu'elle ne tombe pas ! » De même Lavoisier découvre le rapport entre respiration et combustion, Fresnel le rapport entre lumière et ondes sonores, Pasteur le rapport entre maladies microbiennes et fermentations, de Broglie le rapport entre matière et lumière.

D'une certaine manière, on retrouverait dans les créations artistiques elles-mêmes cette mise au jour de rapports inédits.

La poésie tire tout son charme du rapprochement, de l'assimilation de réalités différentes.

Pour Hugo, ce rocher surmonté de nuages est un berger coiffé d'un grand chapeau : Le pâtre-promontoire au chapeau de nuées... Pour Valéry, la surface de la Méditerranée, sillonnée de blancs voiliers, devient : Ce toit tranquille où marchent des colombes. Les surréalistes sont plus audacieux, tel Paul Éluard : La terre est bleue comme une orange. Laplace disait que dans tous les domaines l'invention consiste dans «le rapprochement d'idées susceptibles de se joindre et qui étaient isolées jusque-là».

C'est ce que tous les créateurs ont répété, par exemple le grand poète Jean Cocteau dans son discours de réception à l'Académie française: «A l'exemple des enfants et des poètes, nos jeunes savants s'exercent à l'oubli voulu des rapports normaux, à marier d'une manière insolente des organismes distants les uns des autres et dont nul ne songeait à former un couple.

» Mais précisément, le caractère surprenant des grandes inventions qui bouleversent nos habitudes intellectuelles, nos concepts familiers, a suscité une interprétation anti-intellectualiste de l'invention.

Beaucoup opposent les fécondes audaces de l'imagination créatrice à la sagesse plate de la raison.

Les processus par lesquels on trouve ne sont pas ceux par lesquels on prouve.

Condillac comparait les méthodes logiques aux parapets qui bordent les ponts.

Celles-là comme ceux-ci « nous empêchent de tomber mais ne nous font pas avancer».

Même les mathématiques les plus élémentaires exigent des démarches inventives, au-delà du mécanisme déductif.

Par exemple, en géométrie, il est nécessaire d'imaginer des constructions pour faire apparaître dans la figure des propriétés nouvelles.

Ces constructions permettent de déduire, mais elles-mêmes ne sont pas déduites, elles sont inventées par une libre initiative de l'esprit.

A l'origine de toute invention, scientifique ou artistique, il y aurait donc une intuition dont la source mystérieuse est attribuée à l'affectivité, au «génie» quand ce n'est pas au hasard.

On a souvent donné des exemples de brusques intuitions, jaillies de l'inconscient en dehors de toute démarche intellectuelle (par exemple Poincaré découvrant brusquement, en montant dans un omnibus, des fonctions mathématiques nouvelles). Pourtant, la vérité de ces remarques n'accrédite nullement, selon nous, une théorie antirationaliste de l'invention.

Certes, l'inventeur s'est libéré de la coutume, a brisé les associations d'idées courantes, a rompu avec le passé.

C'est pour cela que l'inventeur est souvent méconnu, peut faire scandale.

Lavoisier, Pasteur, Einstein n'ont pas convaincu d'emblée tous leurs contemporains.

De même la peinture et la musique modernes nous étonnent souvent parce que nous ne trouvons pas dans notre culture antérieure ce qui nous permettrait de les comprendre.

Seulement rompre avec une culture, avec des concepts établis n'est pas, bien au contraire, se montrer infidèle à la Raison elle-même.

On pourrait dire, en reprenant une célèbre distinction de Lalande, que l'inventeur ne maltraite la «raison constituée », figée dans ses habitudes, que pour obéir aux exigences de la « raison constituante » dont le dynamisme ne cesse de dépasser les concepts acquis1.

Lorsque Bergson oppose à la morale close, conceptualisée dans les codes juridiques, la morale ouverte jaillie d'une libre invention du héros et du saint, il a sans doute tort de confiner le rôle de la raison dans l'organisation et la conceptualisation d'une tradition figée et d'attribuer l'invention des idées nouvelles à une «émotion créatrice».

L'émotion crée tout au plus un climat, une ambiance favorable.

Mais l'intelligence n'est pas absente de l'invention. Gardons-nous d'exagérer le rôle du mystérieux inconscient.

Celui qui découvre le matin, au réveil, la solution d'un problème vainement cherchée la veille bénéficie-t-il d'un travail nocturne inconscient? «Je préfère penser, dit Alain, qu'il s'est réveillé avec un esprit reposé et neuf.

» Et si l'intuition divinatrice surgit brusquement, encore faut-il préciser qu'elle a été précédée par de longs efforts de l'intelligence (Poincaré découvre une solution en montant dans l'omnibus mais il avait beaucoup travaillé sur ce problème les jours précédents).

On l'a dit très justement : « Pour trouver sans chercher, il faut d'abord avoir cherché sans trouver.

» De plus, lorsqu'une intuition surgit dans l'esprit, le travail d'invention est loin d'être terminé.

D'abord la plupart de ces intuitions brusques sont sans valeur et l'inventeur en rejettera le plus grand nombre (Kepler fait dix-neuf hypothèses sur la trajectoire de Mars et calcule les mouvements pour chacune d'entre elles avant d'établir que la vraie trajectoire de cette planète est une ellipse).

Dans le meilleur des cas, une intuition féconde n'est qu'un point de départ, une orientation de l'esprit, un «schéma dynamique», disait Bergson, qui doit se traduire en « images » précises.

Et le passage du «schéma» à l'«image» nous paraît tout autre chose qu'un simple développement naturel, qu'une sorte de maturation biologique.

L'intuition ne devient le principe d'une invention authentique que par un travail intellectuel.

Les manuscrits des poètes ou des romanciers réputés les plus spontanés sont généralement couverts de ratures.

Un grand poète n'a-t-il pas parlé de «gravir le dur sentier de l'inspiration»? Valéry avait bien vu que les matériaux premiers de l'inspiration ne sont que «débris d'un futur» qui est l'oeuvre elle-même accomplie par de patients efforts.

Ce sont ces efforts créateurs envisagés à partir des techniques artistiques et des «contraintes» qui leur servent de support qu'Alain et Valéry proposent comme objets privilégiés à l'analyse de l'esthéticien.

Le vrai problème de l'imagination créatrice est celui de ses oeuvres.

Comment l'inquiétude d'une sensibilité, le désordre des passions parviennent-ils à s'exprimer par des formes cohérentes et sereines ? A côté de l'affectivité, des puissances obscures de l'Inconscient, l'intelligence trouve ainsi sa place dans le processus de l'invention, de l'invention artistique aussi bien que de la création scientifique.

N'oublions pas que l'artiste est aussi un artisan.

On pourrait dire de tous les grands artistes ce qu'un critique contemporain nous dit de Racine, qui eut du génie «parce qu'il fut un homme avec mille faiblesses et un ouvrier avec mille vertus ».. »

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