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L'expérience accroît-elle notre connaissance ?

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« L'expérience est avant tout un contact avec le réel, que ce dernier soit ponctuel (comme dans une expérience scientifique), dialogique (la démarche scientifique en général), ou même prolongé.

En effet, pour ce dernier cas précisément, on insiste sur ce prolongement du contact avec le réel dans la durée lorsqu'on dit de quelqu'un, par exemple, qu'il a de l'expérience.

Avoir de l'expérience, c'est s'y entendre dans quelque chose, dans son fonctionnement, dans son maniement, c'est s'opposer par là à une attitude qui construit son savoir par une approche purement théorique.

Ce dernier point est important puisque le sens commun tend à suggérer un possible accroissement des connaissances par ce contact répété avec le réel, au point de trouver dans la réplique cornélienne « aux âmes bien nées, la vertu n'attend pas le nombre des années » une nécessité pressante de se justifier contre cette idée.

Il y a dans cette expression « avoir de l'expérience » la promotion d'une attitude pragmatique, l'idée que l'essentiel se joue en marge des cahiers et des livres.

N'est-ce point Descartes, savant médecin de l'âme, qui pressait son lecteur d'occuper parfois son temps à prendre la clef des champs, à délaisser pour un moment les poussiéreux ouvrages de métaphysique? Mais que trouve-t-on alors dans le réel qui puisse permettre de s'y connaître? Le réel semble soudainement devoir reprendre sa place contre l'implacable logique d'une raison raisonnante tant capable d'autonomie vis à vis du donné.

Contre une approche purement formelle capable des délires les plus abscons, contre cette raison raisonnant contre le monde, ou du moins indépendamment de lui, il s'agit de faire alors place à une raison raisonnée, une raison qui se censure elle-même de ses propres débordements. Célébrer la profondeur du fond contre la minutie de la forme, le retour au monde contre le repli sur soi.

Deux points chagrinent cependant.

Le premier, c'est une sorte de fascination qu'éprouve au fond l'homme pour cette capacité de mordre sur le réel sans même l'approcher.

Einstein nous fascine parce qu'il barbouille les tableaux de signes mystiques, parce que sa craie retrace le murmures de mondes infiniment éloignés, parce qu'avec lui Pascal a tord: l'homme peut s'enorgueillir de capturer dans des équations sublimes le secret du cosmos et de l'infiniment grand.

Le deuxième, c'est l'idée que cette expérience dont le vieil homme nous fait l'éloge, tranquillement assis sur son banc, repose sur un fondement assez pessimiste.

L'expérience nous apprend quelque chose parce qu'avec le temps, on finit par prendre l'habitude des schémas d'un monde qui s'entête à se répéter inlassablement.

Qui n'a pas point souffert d'entendre, alors que la vie l'habitée passionnément, les tournures générales ou les habitudes de celui qui est expérimenté? « Oh...

Tu verras les filles, toutes les mêmes...

Oh...

avec le temps tu feras moins attention à cela...

Oh...

avec l'âge on prend plus de recul...

».

Le problème étant que celui qui est expérimenté n'est jamais jugé comme expert, peut-être parce qu'au fond il n'expérimente plus.

L'expérience, lorsqu'elle a tant donnée de leçon, pousse celui qui y puise les sources de sa connaissance, a s'arc-bouter sur des certitudes acquises certes mais irréversibles.

Devient-on sourd à force d'avoir trop entendu? Trop miser sur le réel, n'est-ce pas se défendre de pouvoir y voir toute nouveauté? I.

Luther: prière sous la pluie Luther fut « l'instigateur » du protestantisme.

Pourtant, cette vie pieuse ne sembla jamais, au plus jeune âge de sa vie, aller de soi.

En effet Luther n'a pas toujours pensé consacrer sa vie à la religion.

Il s'est passé quelque chose, quelque chose d'assez important pour que son destin bascule et s'ouvre sur cette possibilité.

Alors qu'il se prépare à la carrière de juriste, il lui arrive un événement assez fort par ailleurs pour détourner son existence et la faire reposer entièrement dans les mains de Dieu.

La chose arriva tandis qu'il traversait une forêt lors d'un magnifique mois d'aout.

L'air devint plus lourd, le ciel s'assombrit, et la foudre commença à s'abattre violemment.

Luther, pris de panique, s'agenouilla et pria: là, les jambes trainant dans la boue, les mains serrées, il jura devant la face de l'Éternel qu'il consacrerait sa vie à la religion si jamais la foudre l'épargnait.

Si elle tomba parfois très près, jamais elle ne l'atteint.

Luther y vit un signe, il tint promesse. Que dire qu'un tel récit? Est-ce l'orage qui est à lui seul responsable de ce revirement? Pourquoi, plongé dans les mêmes conditions, un autre n'en deviendrait pas pour autant le père spirituel qui plongea par ailleurs l'Europe dans la discorde? Il faut que Luther ait eu déjà quelque chose en lui qui soit de cet ordre là.

Il faut qu'il ait déjà abrité ces sentiments, cette consécration, tout du moins en puissance.

L'orage n'a fait que réveiller un destin en sommeil prêt à naître.

Il faut nous expliquer là-dessus.

Cet événement capable de bouleverser un destin, cet événement qui résonne comme une détonation dans une vie, les philosophes l'ont appelé happax existentiel.

Pour en saisir la nuance, il s'agit de s'intéresser à la promotion qui est faite ici de l'expérience, et ce, contre la volonté même.

En effet, la volonté est en principe conçu comme puissance d'agir; mais cette puissance d'agir trouve son origine dans une faculté pour ainsi dire peu commune, à savoir la raison.

Cette dernière est précisément une faculté émancipatrice selon ses théoriciens, soit cette capacité chez l'homme à transcender le simple cours du réel, ses déterminismes, ses conditionnements.

La raison, c'est ce qui m'assure ma liberté, c'est cette part métaphysique dans l'animal humain, capable d'autonomie vis à vis du réel.

Quelque soit ce qui pèse sur mes épaules, je peux m'extraire de la sphère phénoménale, du temps et de l'espace, du sensible en somme, pour générer un acte libre.

En effet, l'idée est qu'il existe en moi une partie qui n'est pas en proie précisément au temps et à l'espace où se déroulent les enchainements causaux susceptibles de me déterminer.

Cette partie permet de bander une volonté qui peut alors s'exercer contre tout obstacle, une volonté capable de faire rejaillir le sublime de l'homme sur un monde désormais sans obstacle. La volonté, c'est en somme cette puissance de la raison.

Mais si l'on croit l'homme immerger pour de bon dans le monde, si l'on croit à un univers immanent, sans transcendance, il devient difficile de croire en cette volonté précisément.

Et la preuve la plus flagrante en est bien souvent son impuissance.

Dira-t-on à la femme qui se fait battre et ne quitte pas pour autant son mari qu'elle manque de volonté? Dira-t-on aux victimes des bourreaux qu'elles manquent de volonté? Au toxicomane qui a tout perdu, qu'il faut se reprendre? Est-ce aussi simple? Ne fautil pas alors à chacun son orage, soit un événement qui agisse comme une détonation, qui agisse et fasse réagir? A. »

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