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Le souvenir est-il un simple retour du passé dans la conscience

Extrait du document

« INTRODUCTION.

- Pendant que je suis en train de composer, mon esprit s'égare : je songe au résultat de mon examen, mais je revois aussi le dernier match auquel j'ai pris part, une réunion électorale à laquelle j 'ai assisté il y a quelques semaines, parfois un événement beaucoup plus ancien qui me fait revivre mes impressions de jeune collégien...

C 'est le passé, dit-on, qui revient prendre la place du présent, dès que nous nous en désintéressons ou que nous sommes distraits. C ette explication est-elle satisfaisante, et pouvons-nous concevoir le souvenir comme un simple retour du passé dans la conscience ? En premier lieu, supposé qu'on puisse réduire le souvenir à un retour du passé, on ne peut pas admettre que ce soit un simple retour de ce passé et que la remémoration reproduise exactement l'événement remémoré. Le passé qui nous revient à l'esprit est beaucoup moins riche que le présent dont nous fûmes les témoins.

Q ue me reste-t-il de ce match durant lequel mes yeux se remplirent d'innombrables images non seulement visuelles, mais encore sonores et même tactiles, thermiques ou olfactives P Un certain savoir la forme du stade et la disposition des tribunes, la composition dés équipes...

Quelques images un peu plus nettes : le coup d'envoi, une attitude de joueur, une toilette particulièrement jolie...

C 'est bien peu en comparaison de ce que nous avons vu ! Il s'en faut que le souvenir soit un exact retour du passé. Et encore dans ce qui nous revient l'analyse trouve autre chose que le pur passé : au résidu du passé s'ajoutent des éléments qui l'ont enrichi dans la suite.

La netteté de certains de nos souvenirs vient de leur schématisation par un travail ultérieur de l'esprit.

L'imagination, quand il en est besoin, supplée au déficit.

de la mémoire et au réel substitue le vraisemblable le donnant comme vrai; sous l'action du sentiment, elle embellit ou enlaidit, en sorte que, avec des intérêts différents, nous pouvons conserver de la même scène du passé des souvenirs contradictoires les uns des autres. Est-ce même un véritable retour ? L'observation attentive du phénomène du rappel nous amènera à en douter et notre doute sera confirmé par les présupposés métaphysiques d'une telle conception. L'analyse de ces retours apparents du passé au milieu de notre présent nous découvrira qu'ils se réduisent à presque rien, si toutefois il en reste quelqu'un. Dans la plupart des cas, se rappeler le passé consiste à le reconstruire : ce n'est pas le passé qui revient vers nous, c'est nous qui, avec notre savoir, le reconstituons comme un archéologue reconstitue une villa romaine à partir de quelques pans de mur ou comme le juge d'instruction, d'après les rapports de police et les dépositions des témoins, reconstitue les péripéties d'un crime.

Me rappellerais-je le geste de l'envoi si je ne connaissais pas ce rite ? Souvent aussi, il est vrai, le souvenir se présente comme de lui-même, sans aucun effort pour le restaurer.

M ais dans la plupart de ces cas nous trouverons aisément le fait de conscience présent qui l'a évoqué parce qu'il y entrait comme partie constituante : le souci de mon avenir qui ne me quitte guère au cours de , cette période d'examens suffirait à expliquer nombre de souvenirs se rapportant à des faits d'où dépend ma carrière, depuis ce match auquel j'ai sacrifié une soirée de travail jusqu'à cette réunion politique organisée par un parti dont la victoire constituerait pour moi le meilleur des atouts ou un dangereux handicap.

Le passé, alors, ne revient pas; il se trouve intimement mêlé au présent. Il arrive aussi, il faut le reconnaître, qu'un élément du passé se présente de lui-même, sans aucune attache consciente avec le présent : ainsi, je revois ou du moins je me rappelle un habitant de Delhi rencontré il y a plus d'un an quai des Orfèvres qui me demanda la direction de Notre-Dame et auquel, à ma connaissance, je n'avais jamais pensé depuis, Des cas de ce genre, comme chacun peut en observer dans sa vie, ne constituent-ils pas un retour du passé ? Nous devons encore répondre par la négative.

C e s évocations peuvent s'expliquer par des associations inconscientes.

Seraient-elles automatiques, elles ne constitueraient pas un retour du passé : regardons bien et nous observerons que c'est nous qui nous transportons vers le passé, ce n'est pas le passé qui vient vers nous.

Souvent, sans doute, je pense au passé sans sortir du présent; M ais dans ce cas, il y a prise de conscience d'un savoir se rapportant au passé, et non souvenir véritable le souvenir authentique nous transporte dans le passé; il n'est donc pas un retour du passé, même dans les cas où il nous donne l'illusion de s'y réduire. La réflexion philosophique confirmera cette conclusion.

D'où, en effet, pourrait revenir ce passé ? Du passé lui-même ou de la conscience qui en conserverait un mystérieux substitut. La première hypothèse sera facile à écarter : étant donné que le passé n'est plus, ce n'est pas lui qui peut revenir vers nous. La seconde paraît plus plausible : elle est communément admise, non seulement par le sens commun, mais encore par la psychologie classique.

La question controversée est seulement de savoir s o u s quelle forme est conservé le passé : s o u s forme de traces matérielles ou s o u s forme d'impressions spirituelles ? Dans les deux c a s d'ailleurs le fait de, la remémoration se ramène au même processus fondamental : une impression inconsciente redevient consciente. Mais si ce phénomène peut être considéré comme un retour, sinon dans la conscience, du moins à la conscience, ce n'est pas le passé qui revient, mais la trace qu'il a laissée.

La formule de « retour du passé à la conscience e ne traduit donc pas d'une façon heureuse le fait de l'évocation des souvenirs. Renoncerait-on à l'hypothèse métaphysique de résidus dont la reviviscence expliquerait l'évocation des souvenirs, ceux-ci n'en seraient pas davantage du passé qu'il nous serait donné de revivre.

Entre un fait dont le souvenir nous revient et ce fait lui-même il y a une différence essentielle : les faits — par exemple ce match de football dont je me rappelais à l'instant quelques péripéties — sont perçus et affectent nos organes sensoriels; le souvenir, au contraire, se passe dans le domaine de l'imagination. Les faits d'ordre psychologique ne font pas exception : le souvenir d'avoir pensé ou d'avoir souffert n'est pas le simple retour de la pensée ou de la souffrance passées.

Le souvenir, en effet, se réfère au passé et non au présent : quand je me souviens des sentiments que j'éprouvai au cours de ce match, je ne les éprouve pas et je ne ressens pas dans mon organisme les modifications qui les accompagnaient; ou bien, si je les éprouve, je ne me trouve plus en face d'un vrai souvenir : mon état d'âme n'est pas un simple retour du passé mais un fait nouveau provoqué par le rappel du passé. Il y a entre le souvenir et la chose dont on se souvient toute la distance du présent au passé : le passé, quand il était présent, possédait la suprême réalité de l'existence; lorsqu'il nous revient sous forme de passé, aussi fidèle que soit le souvenir, il ne présente plus que la réalité singulièrement exténuée de ce qui fut, mais n'est plus. Enfin les derniers mots de la formule que nous avons à apprécier sont moins heureux encore : ce n'est pas dans la conscience que revient le passé, et ce n'est pas dans la conscience que nous le revoyons. L'esprit en effet se porte vers l'objet et non vers une hypothétique représentation de cet objet : quand je me rappelle la réunion électorale à laquelle j'ai récemment assisté, je reviens par l'imagination à l'époque et à l'endroit où elle eut lieu; la conscience sort en quelque sorte d'elle-même pour atteindre son objet, ce n'est pas l'objet qui entre mystérieusement en elle. La conscience d'autre part, n'est pas un réceptacle à représentations ni même une toile sur laquelle s e projetteraient des images.

Elle est essentiellement un fait de connaissance ou mieux l'acte même par lequel nous connaissons un objet comme présent, comme passé ou comme irréel, comme agréable, comme désagréable ou comme affectivement neutre.

Le retour du passé dans la conscience ne peut être que la connaissance actuelle du passé. CONCLUSION.

— I l nous semble donc préférable de concevoir le souvenir comme un retour à la conscience d'une représentation du passé antérieurement inconsciente.

M ais il faut bien prendre garde de ne pas considérer cette représentation comme l'objet même de la connaissance.

Elle n'en est que le moyen et il faut la comparer, non pas aux photographies d'un album qui nous permet de remémorer un voyage, mais à l'image rétinienne grâce à laquelle nous voyons, sans qu'il nous soit donné de la voir.

P ar suite, notre formule pourrait être ainsi transformée : le souvenir est le retour de la conscience vers le passé grâce à la représentation qu'il a laissée en nous.. »

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