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La sagesse est-elle compatible avec la passion ?

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« • La figure du sage, telle que nous la transmet l'Antiquité, paraît ne pas devoir connaître de passion : s'il vise l'absence de trouble (l'ataraxie épicurienne) ou l'absence de sensibilité (l'apathie stoïcienne), comment pourrait-il être en proie à une passion ? Dans cette optique, même une passion pour la sagesse paraît peu concevable.

Mais le jugement sur les passions est variable dans l'histoire de la philosophie, et la question de savoir si la passion est ou non compatible par principe avec la sagesse mérite d'être examinée avec quelque soin. • A priori, les deux notions paraissent contradictoires.

La passion n'est-elle pas, par définition en quelque sorte, l'indice de l'irruption, dans l'homme, d'une ubris » (démesure) que les Grecs redoutaient ? Elle produit des illusions, monopolise la pensée sur un seul objet qu'elle survalorise, pire même, elle cherche fréquemment à se justifier en prétendant mettre le raisonnement à son propre service.

A l'opposé, la sagesse implique la mesure en toutes choses, le comportement soumis à la seule raison, la sobriété dans les réactions affectives et les sentiments.

La passion serait du côté — le vocabulaire y invite — de la passivité : on la subit, elle s'empare du sujet et le consume, alors que la raison garantirait l'indépendance de la pensée et la parfaite maîtrise de soi. • Dans cette optique, Spinoza par exemple rattache la passion à la nécessité qui régit l'ensemble de la nature ; on peut l'interpréter comme un mécanisme qui supprime notre apparence de liberté.

En la rattachant à la nécessité, on ne se contente pas de la comprendre pour ce qu'elle est : on se donne aussi les moyens de la connaître, au moins en partie, et donc de la maîtriser.

Car tel doit être l'objectif : dans la mesure où la passion n'est qu'une « idée confuse », notre âme en souffre et il faut nous en délivrer si nous voulons espérer atteindre aussi bien la vérité que la sagesse.

Kant va plus avant dans la condamnation, parce que la passion est de nature pathologique ; elle est une perversion de la raison qui la détourne de ses fins légitimes.

De surcroît, la passion même « noble » considère nécessairement l'autre humain comme un moyen pour sa propre satisfaction, elle est donc condamnable aussi du point de vue moral. • Aussi ne peut-on, tant que l'on conserve ce point de vue, opérer une classification des passions relativement à leur contenu ou à leur but.

Même les passions qui s'attachent à des fins apparemment nobles (passion de la liberté, ou de la vérité, pourquoi pas de la sagesse ?) corrompent le comportement en faisant de ces fins des biens absolus qui finissent par justifier n'importe quel moyen.

C'est ainsi que, selon Alquié, la passion amoureuse déforme l'amour véritable : « la passion est inconscience, méconnaissance de son objet, aversion pour la valeur, obstacle enfin au véritable amour ». Toujours débordante, elle entraîne sa victime au-delà des limites du réel : comment le passionné pourrait-il encore être sage ? Lui qui refuse tout ce qui lui paraît trop ordinaire et donc méprisable, en même temps que les cadres mêmes de l'existence : ne refuse-t-il pas le temps sous prétexte d'évoluer en quête de l'absolu ? • Cette version est fortement remaniée par Hegel qui conçoit un rapport nouveau entre passion et Raison.

Mais il ne s'agit plus de la raison d'un sujet, c'est celle de l'Histoire, du Monde dans son devenir, qui est en jeu.

Les buts de la Raison sont trop éloignés d'un sujet , trop froidement abstraits, pour déterminer directement son action ; le sujet réagit donc par rapport à des mobiles subjectifs, dont les passions, mais de la sorte il réalise sans le savoir les fins de la Raison.

Grâce aux ruses de cette dernière, le passionné se trouve sans le vouloir participer à la manifestation progressive d'une Sagesse qui n'est plus la sienne ! La dialectique est séduisante — mais il n'empêche que, sous le regard de l'autre (qui peut ne pas être hégélien), le passionné continue à paraître bien peu sage — et il continuera à sembler tel aussi longtemps qu'il ne parviendra pas à prouver que sa passion le mène à la vérité ou qu'il peut en faire un usage orienté, sinon vers la sagesse, vers ce qu'il conçoit comme son au-delà. • Que la passion mène à la vérité — et plus infailliblement qu'une raison historiquement pervertie, plus souvent capable du pire que du meilleur — c'est précisément ce qu'admet Rousseau.

Tout en continuant à la considérer comme en effet dévastatrice, Rousseau ne se contente pas de lui opposer une Raison qu'il condamne.

Dès lors, le seul remède à la passion, autrement dit la seule voie vers la sagesse, sera une autre passion.

La vertu elle-même est une passion, puisqu'elle provient du sentiment, du coeur, de l'intuition — et cela indique que la passion peut être sublimée jusqu'à rendre compatibles, sinon synonymes, la satisfaction et le devoir lui-même. • La descendance romantique de telles conceptions aboutira pourtant à exalter la passion sous la forme la plus violente : l'individu y découvre l'inconnu qui le mène vers un infini relativement auquel c'est l'habituelle sagesse qui fait désormais bien piètre ou insuffisante figure. • Si la sagesse implique la mesure et une conscience réaliste de sa propre situation dans le monde, le romantique choisit de ne pas être sage dans la mesure où il n'est concerné que par l'au-delà de ce monde.

A ses yeux, la sagesse est petitesse, refus d'une existence menée jusqu'à son terme (y compris fatal).

Pré-nietzschéen en un sens, il lui reproche d'être uniquement apollinienne, et d'oublier (de refouler) trop aisément la part qui doit revenir à Dionysos : son obsession du calme, de l'harmonie, des rapports pacifiés ne lui inspire que de l'ennui. La question posée privilégie implicitement la sagesse.

Mais si l'on juge que cette dernière exténue la qualité de l'existence, elle perd sa valeur et son sens : c'est alors la passion qui s'affirme comme mode d'être supérieur, au-delà de la sagesse et seule capable de correspondre aux exigences les plus hautes de la vie.. »

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