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La passion est-elle compatible avec la sagesse ?

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« • La figure du sage, telle que nous la transmet l'Antiquité, paraît ne pas devoir connaître de passion : s'il vise l'absence de trouble (l'ataraxie épicurienne) ou l'absence de sensibilité (l'apathie stoïcienne), comment pourrait-il être en proie à une passion ? Dans cette optique, même une passion pour la sagesse paraît peu concevable.

Mais le jugement sur les passions est variable dans l'histoire de la philosophie, et la question de savoir si la passion est ou non compatible par principe avec la sagesse mérite d'être examinée avec quelque soin. • A priori, les deux notions paraissent contradictoires.

La passion n'est-elle pas par définition en quelque sorte, l'indice de l'irruption, dans l'homme, d'une « ubris » (démesure) que les Grecs redoutaient ? Elle produit des illusions, monopolise la pensée sur un seul objet qu'elle survalorise, pire même, elle cherche fréquemment à se justifier en prétendant mettre le raisonnement à son propre service.

A l'opposé, la sagesse implique la mesure en toutes choses, le comportement soumis à la seule raison, la sobriété dans les réactions affectives et les sentiments.

La passion serait du côté — le vocabulaire y invite — de la passivité : on la subit, elle s'empare du sujet et le consume, alors que la raison garantirait l'indépendance de la pensée et la parfaite maîtrise de soi. L'exclusivisme passionnel explique ce paradoxe, souvent mis en lumière par les psychologues, les moralistes et les romanciers : l'état de passion implique à la fois un enrichissement et un dessèchement de l'affectivité.

L'objet de la passion devient la source des émotions les plus vives Grandet est d'une extrême sensibilité pour tout ce qui concerne son argent. Mais à l'égard de ses proches, c'est un coeur sec, un monstre d'insensibilité. Et si le passionné ne montre pas toujours cette indifférence, s'il semble quelquefois capable de « vibrer » pour bien d'autres choses que l'objet défini de sa passion (par exemple l'amoureux devient très sensible à la musique, ou bien découvre la poésie de la nature), c'est précisément parce qu'il aperçoit le monde entier à travers son délire, parce qu'il « projette » sa passion sur l'univers.

Ainsi le poète dit à la femme aimée : « J'entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde » (Eluard).

Stendhal a très bien décrit ce processus psychologique sous le nom de cristallisation.

Une branche banale, jetée dans les salines de Salzbourg, est retirée toute couverte de cristaux, étincelante comme un bijou.

C'est une image exacte de ce qui se passe dans l'état de passion.

Une femme médiocre paraîtra divine à celui qui en est passionnément amoureux, parce que tous ses rêves, tous ses souvenirs viennent « cristalliser » sur l'objet de sa passion. C'est sans doute pour cela que les amours des autres nous sont généralement incompréhensibles.

L'objet de la passion apparaît le plus souvent dérisoire pour celui qui en juge de l'extérieur, objectivement.

C'est le passionné qui l'enrichit de tout ce qu'il projette sur lui.

On a dit que l'amour était comme les auberges espagnoles.

Dépouiller les êtres de tout ce que nos passions leur prêtent, c'est les réduire à eux-mêmes, cad souvent à peu de chose.

Le héros de Proust note avec lucidité qu' « Albertine n'était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d'une immense construction qui passait par le plan de mon coeur.

» Proust a montré en des analyses admirables, que l'objet d'une passion était son prétexte plutôt que sa source.

Ce sont les femmes à peine connues et restées mystérieuses qui suscitent les passions les plus intenses, précisément parce que rien ne fait alors obstacle au processus de cristallisation Tout ce qui est susceptible d'accroître le mystère de l'objet aimé (par exemple lorsque celui-ci se dérobe à notre approche) intensifie la passion, précisément parque le phénomène de la cristallisation, de la projection psychologique est favorisé par l'éloignement, l'évanescence de l'être aimé. La passion mobilise à son profit tout le dynamisme psychologique.

On a souvent décrit les effets très remarquable de la passion sur le jugement.

Proust écrit par exemple : « C'est le propre de l'amour de nous rendre à la fois plus défiants et plus crédules, de nous faire soupçonner plus vite que nous n'aurions fait une autre celle que nous aimons et d'ajouter foi plus aisément à ses dénégations.

» Le passionné ne raisonne pas du tout comme l'homme équilibré, il raisonne à la fois beaucoup plus, mais à faux.

Le jaloux par exemple passe son temps à épier des signes.

Il retient tout ce qui peut justifier sa jalousie, le grossit et néglige tout le reste.

Sur de faibles indices, il construit des raisonnements qui ont une structure très rigoureuse, mais dont la base est très fragile.

C'est ce que les psychologues nomment « la logique des passions ».

Le trait le plus remarquable est que le raisonnement passionnel demeure imperméable aux réfutations d'autrui ; s'il est impossible de réfuter les constructions du passionné, c'est parce que ses conclusions, au lieu de découler du raisonnement qui les précède, sont, en réalité, posées d'abord.

L'échafaudage du raisonnement n'est construit qu'après coup, pour justifier la passion.

Ainsi Othello est jaloux de Desdémone dès l'origine, pour des mobiles très profonds et en partie inconscients.

Othello qui, comme dit André Maurois, « a souffert à Venise, malgré sa gloire militaire, des préjugés raciaux », se dit au fond qu'il ne mérite pas Desdémone, qu'il n'est pas digne d'elle Ce complexe d'infériorité le trouve prêt à accueillir sans critique les plus frêles indices et les arguments tendant à prouver l'infidélité de Desdémone.

Car la conclusion a été posée d'abord, de façon profonde et inconsciente. La passion s'empare de l'intelligence, de l'imagination.

Elle nous attache à des objets souvent médiocres qu'elle recouvre de prestiges illusoires.

Par là, elle semble nous déposséder de notre self-control, nous entraîner à des actes dont nous ne cessons réellement d'être maîtres.

Aussi, nous paraît-il nécessaire de conserver dans l'acception moderne psychologique du terme passion cette signification de passivité qui, dans la tradition philosophique, d'Aristote à Descartes (reprise de nos jours par Alquié), inspire l'opposition de la passion et de l'action.

Le passionné ne se définit-il pas lui-même comme un possédé, comme la victime d'une force fatale qui s'est emparée de lui ? Celui qui subit la passion « ne peut croire qu'elle vient de lui et la considère comme une force étrangère, installée en lui, violentant ses instincts, déroutant sa raison.

Cette force toute-puissante et fatale lui inspire une sorte d'horreur sacrée ; il l'appelle divine : toute passion est regardée comme une emprise de la divinité sur l'homme, l'avarice comme l'amour (c'est Vénus tout entière à sa proie attachée), quoiqu'il la trouve en soi, l'homme la juge étrangère à soi, transcendante.

» (Dugas, «Les passions »).. »

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