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La philosophie change-t-elle le monde ?

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« [Introduction] Peut-on philosopher avec pour seul projet de trouver sa satisfaction dans l'élaboration d'un système, si « beau » ou cohérent soit-il ? Ne rencontre-t-on pas au contraire, chez tout philosophe, une intention d'ordre pratique, qui consiste à faire en sorte que sa réflexion soit utile et que, puisqu'elle prétend apporter une nouvelle compréhension des choses, elle soit aussi capable d'être appliquée et, donc, de changer les choses, c'est-à-dire, sinon le monde en totalité (on voit mal comment une philosophie pourrait modifier le parcours des planètes...), au moins sa conception, ou, plus sérieusement encore, les relations que les hommes entretiennent avec lui ? Mais la philosophie peut-elle changer le monde ? En est-elle authentiquement capable ? Car, pour changer le monde, encore faut-il posséder des moyens d'agir sur celui-ci : concernant la philosophie, quels pourraient donc être ces moyens ? Ne se présente-t-elle pas au contraire comme un domaine de pure réflexion, tellement abstrait qu'il semble dès le départ coupé de toute mise en pratique ? [I.

La philosophie veut changer le monde] À en croire Marx (Thèses sur Feuerbach), on doit distinguer dans la philosophie deux périodes : celle qui précède et celle qui suit l'élaboration de son système — s'il est vrai, comme il l'affirme, que « jusqu'à présent, les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde, [et qu'] il s'agit désormais de le transformer ».

Avant Marx, on aurait donc affaire à une philosophie dont la tâche se serait limitée à l'interprétation ; avec lui, au contraire, une nouvelle tâche apparaît : la philosophie doit devenir capable de transformer ou de changer le monde. Cette opposition est en fait discutable, si l'on s'intéresse à ce que furent les intentions des philosophes.

Il est par exemple incontestable que, dès Platon, le projet de transformer la réalité se manifeste, puisqu'on peut admettre que le système platonicien culmine dans la rédaction de La République, c'est-à-dire dans un programme politique, qui, s'il trouve à s'appliquer, modifiera bien la communauté humaine.

De ce point de vue, il est d'ailleurs possible de multiplier les exemples, en montrant que c'est de diverses manières, et à différents niveaux, que les philosophes ont pu concevoir l'impact de leur pensée sur le réel.

Lorsqu'ils cherchent à cerner la figure du « sage », les philosophes de l'Antiquité, qu'il s'agisse des épicuriens ou des stoïciens, entendent bien modifier la conduite de leurs contemporains.

Plus précisément, Épicure a bien pour projet de les délivrer réellement, dans leur vie quotidienne, de la crainte des dieux ou de la mort. Descartes, lorsqu'il rédige le Discours de la méthode, en précise clairement les buts dans son soustitre : il s'agit, dit-il, de «bien mener sa raison pour trouver la vérité dans les sciences ».

Or, trouver cette vérité n'est en rien inefficace, si l'on en croit les « prévisions » dont fait état la fin du Discours : en multipliant les sciences et leurs applications, on devra parvenir, non seulement à se rendre comme « maître et possesseur de la nature », mais aussi à assurer une vie beaucoup plus longue à l'homme lui-même.

C'est ainsi la place de l'homme relativement au monde qui se trouvera changée en même temps que sa propre existence ; on voit qu'il n'est pas là seulement question des satisfactions purement intellectuelles que l'on pourrait trouver dans la possession du vrai : le vrai est lui-même conçu comme doté d'une efficacité transformatrice. D'un autre point de vue encore, Rousseau ne rédige pas le Contrat social pour le simple plaisir d'articuler des concepts.

C'est au contraire pour guérir l'homme contemporain du malheur dans lequel il vit qu'il propose sa conception de la fondation du corps politique, ou, en parallèle, sa conception, dans Émile, de ce que doit être l'éducation d'un futur citoyen capable de s'intégrer dans une société justement organisée.

Là encore, la réflexion veut aboutir à un résultat pratique — et l'on sait que le Contrat social, même si ce fut au prix d'infidélités à sa lettre, exerça une influence non négligeable sur certains acteurs de la Révolution. Marx n'ignorait pas ces exemples et d'autres.

Si ses prédécesseurs lui apparaissent comme ayant malgré tout seulement « interprété » le monde, c'est donc parce qu'il estime que leurs tentatives pour le transformer ont échoué, autrement dit parce qu'ils n'avaient pas, et ne pouvaient pas avoir, une juste conception de la nature du réel et de la façon dont on peut le transformer. [II.

Autres acteurs de changement] En d'autres termes, ils étaient — même si ce n'était pas de leur faute — « idéalistes », alors que le système de Marx s'annonce comme « matérialiste ».

Il semble en effet logique d'admettre que, pour changer le monde, la philosophie doive disposer de deux éléments : d'une part, une connaissance du monde synonyme d'une véritable « prise » sur celui-ci — soit, dans le vocabulaire marxiste, une connaissance « scientifique » ; de l'autre, des moyens pratiques susceptibles d'entraîner le changement. L'existence d'une histoire des hommes signifie que des changements ont bien eu lieu, que des modifications ont été accomplies.

On peut se demander en fonction de quoi, et si ce n'est pas en fonction de ce qu'ont affirmé des philosophes réduits à une simple interprétation. Il est vrai que la cité platonicienne n'a guère eu de réalisation...

pas plus que les projets officiellement « utopiques » d'un Campanella ou d'un Thomas More.

Il est vrai aussi que, malgré ce qu'affirmait Descartes, il existe encore des maladies et que l'homme ne devient qu'exceptionnellement centenaire.

Si donc on cherche ce qui peut transformer le monde, une réponse peut s'imposer : c'est précisément le travail des hommes eux-mêmes.

D'un point de vue philosophique — et cela est admis depuis Rousseau, puis renforcé dans la philosophie hégélienne —, le travail signifie en effet une transformation des matières premières, de l'environnement, de la nature, en même temps qu'une transformation de l'homme lui-même.

C'est alors le travail qui apparaît comme le moteur essentiel de l'histoire. Marx peut alors en déduire que la réalité est fondamentalement déterminée par les relations économiques, et que ses futurs changements devront s'inscrire dans la suite de ceux qui ont déjà eu lieu.

L'histoire montrant l'importance des luttes entre classes, c'est la libération finale de toute l'humanité qui constitue selon lui la fin de l'histoire.

D'où, dans le système de Marx, une double affirmation concernant la nécessité de la prise sur le réel et l'existence de moyens pour agir : la prééminence de l'économie politique assure la première, et le prolétariat constituera les seconds, puisqu'il est un héros collectif qui doit transformer le réel pour accomplir la fin de l'histoire. On n'ignore pas que les tentatives historiques menées pour appliquer cette pensée, et transformer le monde en conséquence, ont été sanctionnées par des échecs dramatiques.

S'il ne saurait être question de discuter sur la responsabilité de Marx ou de ses successeurs dans ces échecs, on peut cependant considérer que, jugé à l'aune de sa mise en pratique, le marxisme se retrouve au même niveau que les systèmes qui l'ont précédé.

Il est incontestable qu'il a participé au changement du monde en bouleversant la structure d'un certain nombre d'États et en changeant les conceptions de populations entières, et l'on est obligé de constater que l'histoire du xx siècle se serait déroulée de tout autre façon si les théories marxistes n'avaient pas existé, mais elles n'ont pas changé le monde comme Marx lui-même l'avait pensé.. »

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