La pensée magique ?
Extrait du document
«
Définition des termes du sujet:
PENSÉE: Faculté de connaître, de comprendre, de juger, de raisonner, qui est censée caractériser l'homme, par opposition à l'animal.
Synonyme d'entendement, de raison.
PENSER: Exercer une activité proprement intellectuelle ou rationnelle; juger; exercer son esprit sur la matière de la connaissance; unir
des représentations dans une conscience.
L'homme passe communément — dans les définitions scolastiques — pour un animal raisonnable et cependant les manifestations les
plus lointaines de son activité paraissent parfaitement folles : dans toutes les sociétés primitives fleurissent des pratiques de sorcellerie,
de magie.
En fait nous allons montrer que ces pratiques sont, sous une forme délirante, la première manifestation de la raison humaine
dont toutes les autres activités de culture, religion, technique, science, art sont pour une large part issues.
Le sorcier qui perce des figurines dans le but de tuer à distance ses ennemis, celui qui asperge les champs de quelques gouttes d'eau
rituelle pour faire pleuvoir, celui qui compose des philtres d'amour nous offrent des exemples typiques et bien connus de magie.
Un
Indien de la tribu des Hopi raconte dans ses Mémoires la succession des rites magiques auxquels ses parents ont dû s'astreindre avant sa
naissance.
Le sorcier avait annoncé des jumeaux.
Comme la mère désirait un seul enfant, il s'employa à les réunir : « Il prit de la farine
de maïs devant la porte et la répandit au soleil.
Il fila de la laine blanche, il fila de la laine noire et des deux fils mêlés il entoura le
poignet gauche de ma mère...
Celle-ci ne regardait plus les images de serpents exposées aux cérémonies; devenu serpent d'eau dans sa
matrice je risquais de dresser la tête au moment de ma naissance, au lieu de la mettre en bas pour chercher à sortir.
Mon père prenait
soin de ne faire mal à aucune bête, ce qui aurait endommagé mon corps; s'il coupait le pied d'une créature vivante, je pouvais naître sans
main ou pied bot...
Mon père donnait à m a mère à manger de la chair de belette pour que je sois agile et que je me glisse dehors
comme ce petit animal adroit sort de son trou.
»
Ces exemples nous montrent clairement en quoi consiste le délire magique.
Le magicien agit sur la nature par des moyens
psychologiques.
Il tente d'intimider les vents et les pluies par ses incantations.
Le monde est constitué par des forces que l'on peut
séduire et dompter, diriger par des paroles.
Le monde est plein d'âmes et la magie n'est rien d'autre que la « stratégie de l'animisme ».
Le magicien, disait Salomon Reinach, est comme « le chef d'orchestre dans le grand concert des esprits qui bourdonnent à ses oreilles ».
Les ressemblances subjectives sont tenues pour des instruments d'action objective, celui qui s'empare du symbole s'empare en même
temps de la chose.
Le magicien prétend-il, comme le croyait Voltaire, détenir « le secret de faire ce que la nature ne peut faire »? En fait les primitifs ne
distinguent guère la nature et le surnaturel; cette distinction ne sera claire que lorsque l'activité scientifique nous aura familiarisés avec
l'idée de loi naturelle et de causalité mécanique.
Du moins la sorcellerie est-elle liée à l'idée qu'il existe des forces cachées, inconnues du
profane, dont le magicien s'est approprié la maîtrise.
Ce caractère mystérieux et secret de la magie est souligné par le fait que d'ordinaire
lé sorcier ne livre qu'à ses disciples les recettes étranges qu'il connaît (transmission ésotérique).
C'est un problème de savoir pourquoi la
magie s'est perpétuée, malgré l'échec constant de ses pratiques.
En fait la magie a été soutenue par l'intensité des désirs et des passions
qu'elle prétendait satisfaire.
Le désir humain de dompter les forces qui règlent la vie et la mort, la santé et la maladie, la prospérité et le
malheur, est assez puissant pour obscurcir et faire oublier les leçons amères de l'expérience.
D'autre part le caractère institutionnel de la
magie, son organisation collective, la vaste diffusion de ses rites et le prestige de ses ministres, la protégeaient largement du discrédit
que ses échecs auraient pu lui valoir.
Considérée du haut d e notre science moderne, la magie n'est qu'un rêve, une action imaginaire.
Ses procédés psychologiques et
symboliques ignorent tout des lois réelles de la matière.
Et pourtant la culture humaine tout entière s'enracine dans la magie primitive :
a) La technique est en germe dans les recettes délirantes du magicien.
Car celui-ci est avant tout l'homme qui veut transformer les
choses, l'homme pour lequel le monde cesse d'être un spectacle dont il serait le témoin impuissant.
Le rêve magique fait de l'homme un
démiurge qui prétend dicter sa loi à l'univers au lieu d'en être le jouet.
L'idée d e causalité (qui dans son essence est technique et
prométhéenne, la cause est « ce qui fait », disait Pradines) est éminemment impliquée dans le rituel magique; certes la causalité sur
laquelle se fonde le magicien est imaginaire, du moins la causalité par laquelle nous pourrions agir sur la matière est indûment conçue
sur le modèle d e la causalité psychologique, celle qui nous fait convaincre, effrayer, séduire.
Mais l'exigence de causalité technique
s'affirme, se perpétue malgré les échecs; à travers les délires de la magie l'homme ne cesse de proclamer sa foi en son propre pouvoir.
b) La religion semble dans ses plus lointaines origines étroitement liée à la magie.
La magie « est la première source du mysticisme sous
toutes ses formes ».
Non pas que la magie débouche sur le domaine du surnaturel, puisque les forces que le magicien croit dompter sont
les forces mêmes de la nature.
Mais la magie est déjà une mystique dans la mesure où elle met le sorcier et ses disciples en communion
avec la force qui anime la nature entière; et pour être naturelles les puissances avec lesquelles la magie prétend sympathiser n'en sont
pas moins cachées et mystérieuses.
Par l'affirmation de l'existence d'un monde invisible et la croyance que l'homme peut participer à ce
monde, sympathiser avec lui, la magie prépare la religion.
c) La magie est également une des sources de la science.
L'idée du déterminisme scientifique — idée selon laquelle les phénomènes ne
se produisent pas n'importe comment mais dépendent de conditions d'existence bien déterminées — est déjà présente dans la croyance
du magicien.
Frazer, l'un des historiens les plus perspicaces de la magie, remarque que « le magicien est absolument convaincu que les
m ê m e s causes produiront sans se démentir jamais les m ê m e s effets; il pense que l'accomplissement de la cérémonie convenable,
accompagnée du charme approprié, sera indubitablement suivie du résultat désiré à moins, bien entendu, que les envoûtements d'un
collègue plus puissant ne viennent contrarier et déjouer s e s propres incantations ».
La magie suppose donc l'affirmation d'un
déterminisme imaginaire, qui dans une certaine mesure prépare la connaissance du déterminisme réel.
d) Enfin l'art lui-même est sans doute d'origine magique : les premières sculptures sont peut-être des figurines destinées aux
envoûtements.
Les peintures rupestres de la préhistoire semblent liées à un rituel magique.
Les scènes de chasse dessinées sur les murs
des grottes représentent presque toujours des animaux blessés ou pris au piège; il est probable qu'en représentant de telles scènes le
sorcier croyait assurer une chasse fructueuse; il est remarquable en outre que les femelles sont généralement figurées pleines, ce qui est
sans doute lié à des rites magiques de fécondité, assurant la multiplication du gibier, c'est-à-dire la certitude d'être ravitaillé en tous
temps.
Nous apercevons ainsi -- à travers leur commune origine magique — la signification fondamentale de toutes les oeuvres du génie humain,
qu'il s'agisse de la technique, de la religion ou de l'art.
L'homme ne s'est jamais contenté d'être le spectateur passif des apparences.
Il ne
s'est jamais contenté d'accueillir, comme dit Alain, « cette pluie d e l'expérience qui jamais n'instruit ».
L'homme a toujours pris sur
l'univers réel un certain recul afin d'expliquer cet univers et d e le transformer.
Tandis que l'animal ne cesse jamais d'être présent à
l'univers, l'homme prend ses distances pour se re-présenter l'univers afin de le dompter.
Il est vrai que les premières représentations que
l'homme se fait du monde sont mythologiques et ses premières recettes d'action délirantes.
Mais précisément, le caractère imaginaire des
idées primitives souligne le dynamisme de l'esprit humain, qui projette au-devant du spectacle de l'univers et au-devant de ses propres
actes des conceptions a priori.
L'homme est le seul être qui non content de voir et de subir, imagine, invente, cherche au-delà de ce qui
apparaît le secret des apparences.
Ainsi la magie — dans ses pires extravagances -- esquisse déjà l'autonomie de la raison..
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