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Faut-il trouver dans le langage l'origine de toute réflexion intelligente

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« INTRO — L'homme est caractérisé indifféremment comme « un animal qui pense » ou comme « un animal qui parle ».

Si parfois on donne le rire comme caractéristique de notre espèce, c'est pour faire sourire et c'est parce que non seulement à l'origine, mais encore dans la plupart des cas, le rire est une manière d'exprimer ce qu'on sent, en sorte que animal ridens se ramène à animal loquens.

Or, la possibilité de définir l'homme par la parole aussi bien que par la pensée, nous suggère également l'existence d'un rapport étroit entre l'une et l'autre.

Comment concevoir ce rapport ? Pour le sens commun, le langage exprime la pensée : il dépend donc d'elle et c'est elle qui est première.

CONDILLAC, au contraire, a pris le contre-pied de cette conception, pour lui toute réflexion intelligente, c'est-à-dire toute activité mentale ayant pour but de comprendre et d'expliquer, trouve son origine dans le langage.

Pouvons-nous nous rallier à sa thèse ? I.

— LE LANGAGE, CONDITION DE LA RÉFLEXION Dans le cas présent comme à l'ordinaire, les vues du sens commun sont simplistes : la réflexion n'aboutit pas à une pensée qui s'exprime ensuite; elle ne réussit que parce qu'elle s'exprime; la parole la conditionne.

Il suffit, se gardant de toute pré-conception, de s'observer en train de réfléchir pour se convaincre du rôle capital des mots dans l'exercice de la pensée. a) En présence des choses mêmes qui, pourrait-on croire, devraient nous dispenser de recourir au vocabulaire, les mots viennent spontanément doubler le donné sensoriel, ou se substituer à lui, et si le mot ne vient pas, notre réflexion en est toute troublée. Nous ne percevons bien que ce que nous pouvons nommer et percevoir consiste à donner le nom à l'objet qui frappe nos yeux ou attire notre attention : « Le inonde s'offre à chacun de nous comme un ensemble de significations dont nous n'obtenons la révélation qu'au niveau de la parole », écrit M.

GUSDORF (p.

36).

Par suite, c'est la parole et non la conscience seule qui crée le réel en nous comme hors de nous, c'est-à-dire le fait exister pour nous : « Le Langage apporte dénomination, précision, décision; à la fois conscience et connaissance.

Le nom crée l'objet; seul il l'atteint par-delà l'inconsistance des apparences.

Mais il crée aussi bien l'existence personnelle.

Aux objets dans le monde, correspondent des états d'esprit, dont la seule désignation apporte la résolution des ambiguïtés internes.

Se dire : « Je suis malade », ou « je suis amoureux », « je suis timide » ou « je suis avare », c'est trouver le mot de l'énigme, donner un mot à l'énigme des incertitudes personnelles et, par là, déjà dépasser l'incertitude.

L'opération du langage nous crée, pardelà le présent, une nature persistante, apte à expliquer le passé, à engager l'avenir » (Ibid., p.

33.) A plus forte raison ne pouvons-nous distinguer les parties d'un tout complexe ou les éléments d'un ensemble qu'en recourant à des mots ou à des signes : à droite, à gauche; les rouges, les bleus. La nécessité du langage s'avère encore plus, indispensable si nous voulons déterminer la nature d'un objet ou la cause d'un fait.

On n'explique, en effet, qu'en ramenant la donnée nouvelle à une donnée connue.

Mais cette réduction suppose des idées abstraites qui manqueraient de consistance et de maniabilité si elles n'étaient pas fixées à des mots.

La possession d'un vocabulaire riche et exact ne conditionne pas seulement l'explication aux autres de ce qu'on sait soi-même; elle est nécessaire pour une bonne compréhension, et celui qui doit substituer aux termes propres des mots passe-partout comme « machin », « truc », n'a pas une idée bien exacte de ce qu'il prétend faire connaître à autrui. b) D'ailleurs, pour peu qu'elle s'élève, la réflexion s'effectue loin des choses, dans l'abstrait, dans le domaine des idées générales.

Mais l'abstraction n'est jamais totale et il n'y a pas de pensée pure : il reste toujours les mots.

Sous ses formes supérieures, la réflexion opère à travers les mots ou même sur les mots, et, d'une façon plus générale, à travers les signes ou sur les signes. Le plus souvent, la réflexion s'exerce sur la pensée commune ou sur celle d'un grand auteur.

Mais celte pensée ne nous est pas donnée directement.

Nous n'en connaissons que l'expression verbale.

Habituellement, sans doute, nous ne nous arrêtons pas à la formule, allant directement au sens qu'elle a pour nous.

Mais par suite de notre hâte, nous ne réfléchissons que superficiellement; peut-être même nous contentons-nous de répéter des mots.

Notre réflexion s'approfondirait singulièrement si nous cherchions a expliciter toutes les significations dont sont chargés les termes les plus usuels.

Le maître à penser qu'était ALAIN l'a répété sous vingt formes diverses : « Nos premières idées sont des mots compris et répétés » (Éléments de philosophie, p.

210); « le premier éclair de pensée, en tous les hommes et en tous les enfants, est de trouver un sens à ce qu'il dit » (Humanités, p.

242). Celui-là même qui est assez cultivé pour se rendre indépendant des autres n'a pas moins besoin de la parole pour réfléchir.

C'est peutêtre dans le silence que se produisent les intuitions révélatrices; « mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur » (M.

MERLEAU-POYTY.

p.

213).

De plus, le stade du langage purement intérieur est provisoire. La pensée tend à s'exprimer, et, « quand le signe lui manque, tout se trouble » (DELACROIX, p.

41 S).

Il y a plus : la chasse de l'expression adéquate fait lever des compagnies de mots qui ouvrent constamment des perspectives nouvelles aussi a-t-on pu dire : « Ce n'est qu'en cherchant les mots qu'on trouve les pensées » (JOUBERT, Pensées, Edit.

Didot, 1929, p.

138) et que « la parole est la plus originaire des techniques » (G.

GUSDORF, p.

9). Il y a plus.

Quand la pensée est parvenue au niveau d'abstraction des mathématiques, c'est sur le langage même de la science, sur les signes, .

que porte la réflexion du savant, et c'est d'elle que résultent les découvertes les plus importantes : « Ce qui distingue l'inventeur, c'est l'attention avec laquelle il prend les mots et les signes.

Il les prend au sérieux (...).

Son esprit s'exerce principalement sur eux et non pas sur l'observation du monde sensible.

L'expérience n'intervient dans son activité créatrice que pour vérifier des hypothèses conçues à leur occasion.

» (B.

PARAIS.

p.

69.) c) Enfin, nous parlons devant les autres.

Sans doute le langage n'a pas pour rôle unique de communiquer avec autrui; nous nous en servons aussi pour communiquer avec nous-mêmes.

Il n'en reste pas moins que l'homme n'aurait pas inventé la parole s'il n'avait pas vécu en société et le langage reste affecté de sa destination primitive : « L'attitude naïve en face d'un événement nouveau se présente sous la forme : « il faut que j'en parle à tel ou tel » (GUSDORF, p.

94).

Nous savons aussi que le langage intérieur n'est d'ordinaire qu'une sorte de préparation de ce que nous dirons ou dirions à quelqu'un. L'autre, dont la présence actuelle ou virtuelle est impliquée par le langage a une action capitale sur la réflexion : « Il nous force à démontrer toute proposition que nous énonçons.

Sans lui, nous nous contenterions de notre évidence.

Mais du moment que nous formulons cette évidence, elle tombe dans le domaine de la polémique.

» (B.

PARAIN, p.

178.) Pour ne pas être battus, nous nous livrons à une réflexion critique qui nous achemine peu à peu à la pensée objective. Nous réfléchirions donc bien peu sans le secours d'une langue, et CONDILLAC a eu le grand mérite de signaler le rôle de la parole dans l'élaboration de la pensée.

Mais n'est-il pas allé trop loin et faut-il trouver dans le langage l'origine de toute réflexion intelligente ?. »

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