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Y a-t-il une vérité ?

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« Tous ceux qui se posent cette question et qui la résolvent par la négative ou le doute, reprennent forcément les arguments des sceptiques grecs et en particulier de Protagoras d'Abdère et de Gorgias d'Élis qui datent du IVe et du Ve siècle avant J.-C.

« L'homme est la mesure de toutes choses », disait Protagoras, et cette formule est restée la devise de tous les anti-dogmatismes, c'est-à-dire de tous les efforts pour ramener les vérités dites éternelles ou absolues à de petites vérités si relatives à la manière humaine de vivre ou de comprendre, relatives à l'époque, à l'expérience, au caractère, aux influences, qu'elles ne paraissent plus vraies du tout. On sait que les « Méditations » de Descartes commencent, elles aussi, par l'exercice d'un doute absolu : Descartes rejette le témoignage des sens (en rêve on croit voir, entendre, bouger et ce n'est qu'illusion).

Il rejette même les vérités mathématiques (car il peut se faire qu'un « malin génie » tout-puissant s'amuse à me tromper dans toutes mes pensées). Mais ce doute cartésien s'oppose radicalement au doute sceptique.

D'abord le doute cartésien est provisoire (il prend fin lorsque Descartes s'aperçoit qu'il peut douter de tout sauf du fait même qu'il pense et qu'il doute : et cette évidence invincible : je pense donc je suis est une première vérité d'où bien d'autre vont jaillir). C'est un doute volontaire, un doute « feint », dit Descartes dont la fonction est d'accoutumer « l'esprit à se détacher des sens » (« abducere mentem a sensibus ») et même de tout objet de pensée pour révéler en sa pureté l'acte même de penser.

Le doute cartésien a la valeur d'une pédagogie de l'ascèse qui vise à nous délivrer provisoirement des pensées pour révéler que nous avions l'esprit que nous sommes.

Le doute cartésien est méthodique (le malin génie n'est lui-même qu'un « patin méthodologique » (Gouhier), c'est une technique mise au service de la recherche du vrai. Le doute cartésien est un doute optimiste et héroïque, un déblaiement préalable qui précède la construction de l'édifice philosophique, une décision volontaire de faire table rase de toutes les connaissances antérieures pour bâtir une philosophie nouvelle. Les arguments des sceptiques grecs. Tout au contraire, le scepticisme absolu des pyrrhoniens et de leurs disciples n'est pas un point de départ mais une conclusion –la conclusion d'échec- au terme de l'aventure du savoir. Enésidème avait groupé les arguments sous dix titres ou « tropes que Sexus Empiricus réduisit à cinq.

Il faut connaître ces arguments qu'on retrouve chez Montaigne, chez Pascal et chez Anatole France. (a) La contradiction des opinions. Les sophistes grecs frappés par la contradiction des opinions des philosophes (par exemple : Héraclite disait que le réel n'est que changement, alors que Parménide niait le changement) aboutissent à la conclusion pessimiste que la vérité (qui devrait être universelle) est inaccessible.

Les sceptiques ont été parfois de grands voyageurs qui, à force d'avoir vu les gens les plus divers professer des opinions contradictoires, adopter des valeurs différentes, ne croient plus à rien.

Pyrrhon avait par exemple accompagné le conquérant Alexandre dans un grand nombre de ses expéditions.

Montaigne avait visité l'Allemagne, l'Italie, mais avait surtout dans sa « librairie » voyagé parmi des systèmes philosophiques innombrables et tous différents.

Pascal reprend les thèmes de Pyrrhon et de Montaigne : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

» (b) La régression à l'infini. Une vérité ne peut pas être acceptée sans preuves comme telle car il n'existe pas un signe du vrai « comparable à la marque imprimée sur le corps des esclaves et qui permet de les reconnaître quand ils sont en fuite.

» Mais si je propose une preuve pour une affirmation, le sceptique me dira « Prouve ta preuve ».

ainsi la preuve qu'on apporte pour garantir l'affirmation a besoin d'une autre preuve et celle-ci d'une autre à l'infini. Pour connaître la moindre chose je suis d'autre part contraint de remonter à l'infini, c'est-à-dire de mettre ce donné en rapport avec une infinité d'autres faits.

Car chaque chose est relative à toutes les autres et pour connaître le moindre objet il faudrait connaître son rapport avec tout l'univers.

Nous ne connaissons le tout de rien, ce qui revient à ne connaître rien du tout. (c) La nécessité d'accepter des postulats invérifiables. Ne pouvant remonter de preuve en preuve à l'infini, l'esprit accepte toujours sans démonstration un point de départ qui est une simple supposition et dont la vérité n'est pas garantie. (d) Le diallèle (les uns par les autres). Il n'est pas possible de raisonner en évitant les « cercles vicieux ».

Ainsi, je démontre que a est vrai en supposant b est vrai et je démontre que b est vrai en supposant que a est vrai.

Je commets un cercle vicieux en démontrant les unes par les autres des propositions dont aucune n'est fondée a priori.

Le cercle vicieux par excellence est celle-ci : pour prouver la valeur de ma raison, il faut que je raisonne, donc précisément que je me serve de cette raison dont la valeur est en question ! Nous voilà, comme dit Montaigne, « au rouet ». (e) Toute opinion est relative. « L'homme est la mesure de toute choses » formule qu'Anatole France interprétait ainsi : « L'homme ne connaîtra de l'univers que ce qui s'humanisera pour entrer en lui, il ne connaîtra jamais que l'humanité des choses.

» Toute affirmation sur l'univers est relative à celui qui affirme.

Socrate résume la thèse de Protagoras : « N'arrive-t-il pas parfois qu'au souffle du même vent l'un de nous frissonne et non l'autre ? Or que dirons-nous alors de ce souffle de vent envisagé tout seul et par rapport à lui-même ? Qu'il est froid ou qu'il n'est pas froid ? Ou bien en croirons-nous Protagoras : qu'il est froid pour qui frisonne et ne l'est pas pour qui ne frisonne pas ? » (« Théétète », 152b).

L'affirmation sur un même objet diffère non seulement d'un individu à un autre mais chez le même individu selon les moments (le monde ne m'apparaît pas de la même façon quand je suis gai ou triste) et même selon les perspectives d'observation (une tour vue carrée de près paraît ronde de loin).

Pour les sceptiques il n'y a pas de vérités objectives mais seulement des opinions subjectives toutes différentes. Le sophiste Protagoras, écrit Diogène Laerce « fut le premier qui déclara que sur toute chose on pouvait faire deux discours exactement contraires, et il usa de cette méthode ». Selon Protagoras, « l'homme est la mesure de toute chose : de celles qui sont en tant qu'elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu'elles ne sont pas » Comment doit-on comprendre cette affirmation ? Non pas, semble-t-il, par référence à un sujet humain universel, semblable en un sens au sujet cartésien ou kantien, mais dans le sens individuel du mot homme, « ce qui revient à dire que ce qui paraît à chacun est la réalité même » (Aristote, « Métaphysique », k,6) ou encore que « telles m'apparaissent à moi les choses en chaque cas, telles elles existent pour moi ; telles elles t'apparaissent à toi, telles pour toi elles existent » (Platon, « Théétète », 152,a). Peut-on soutenir une telle thèse, qui revient à dire que tout est vrai ? Affirmer l'égale vérité des opinions individuelles portant sur un même objet et ce malgré leur diversité, revient à poser que « la même chose peut, à la fois, être et n'être pas » (Aristote).

C'est donc contredire le fondement même de toute pensée logique : le principe de non-contradiction., selon lequel « il est impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport ».

Or, un tel principe en ce qu'il est premier est inconditionné et donc non démontrable.

En effet, d'une part, s'il était démontrable, il dépendrait d'un autre principe, mais un tel principe supposerait implicitement le rejet du principe contraire et se fonderait alors sur la conséquence qu'il était sensé démontrer ; on se livrerait donc à une pétition de principe ; et d'autre part, réclamer la démonstration de toute chose, et donc de ce principe aussi, c'est faire preuve d'une « grossière ignorance », puisqu'alors « on irait à l'infini, de telle sorte que, même ainsi, il n'y aurait pas démonstration ». C'est dire qu' « il est absolument impossible de tout démontrer », et c ‘est dire aussi qu'on ne peut opposer, à ceux qui nient le principe de contradiction, une démonstration qui le fonderait, au sens fort du terme. Mais si une telle démonstration est exclue, on peut cependant « établir par réfutation l'impossibilité que la même chose soit et ne soit pas, pourvu que l'adversaire dise seulement quelque chose ».

Le point de départ, c'est donc le langage, en tant qu'il est porteur d'une signification déterminée pour celui qui parle et pour son interlocuteur.

Or, précisément, affirmer l'identique vérité de propositions contradictoires, c'est renoncer au langage.

Si dire « ceci est blanc », alors « blanc » ne signifie plus rien de déterminé.

Le négateur du principe de contradiction semble parler, mais e fait il « ne dit pas ce qu'il dit » et de ce fait ruine « tout échange de pensée entre les hommes, et, en vérité, avec soi-même ».

En niant ce principe, il nie corrélativement sa propre négation ; il rend identiques non pas seulement les opposés, mais toutes choses, et les sons qu'il émet, n'ayant plus de sens définis, ne sont que des bruits.

« Un tel homme, en tant que tel, est dès lors semblable à un végétal." Si la négation du principe de contradiction ruine la possibilité de toute communication par le langage, elle détruit aussi corrélativement la stabilité des choses, des êtres singuliers.

Si le blanc est aussi non-blanc, l'homme non-homme, alors il n'existe plus aucune différence entre les êtres ; toutes choses sot confondues et « par suite rien n'existe réellement ».

Aucune chose n'est ce qu'elle est, puisque rien ne possède une nature définie, et « de toute façon, le mot être est à éliminer » (Platon). La réfutation des philosophes qui, comme Protagoras, nient le principe de contradiction a donc permis la mise en évidence du substrat requis par l'idée de vérité.

Celle-ci suppose qu'il existe des êtres possédant une nature définie ; et c'est cette stabilité ontologique qui fonde en définitive le principe de contradiction dans la sphère de la pensée.

C'est donc l'être qui est mesure et condition du vrai, et non l'opinion singulière.

« Ce n'est pas parce que nous pensons d'une manière vraie que tu es blanc que tu es blanc, mais c'est parce que tu es blanc qu'en disant que tu l'es nous disons la vérité » (Aristote). Puisque, s'il est vrai que tout est vrai, le contraire de cette affirmation ne saurait être faux, le relativisme trouve sa vérité dans le scepticisme.

Dire que tout est vrai, c'est dire tout aussi bien que tout est incertain et que rien ne peut être dit vrai. Il apparaît que le scepticisme comme le relativisme est une position intenable.

Dès qu'il se dit il se contredit. Que faut-il penser du scepticisme ? A l'exemple de ceux qui « prouvaient le mouvement en marchant » nous pourrions alléguer le fait que la science moderne a réfuté le scepticisme en affirmant des « vérités » qui font aujourd'hui l'accord de tous les esprits compétents.

Mais plus fondamentalement on peut remarquer que le scepticisme se contredit en s'énonçant : car il se donne pour la vraie théorie de la connaissance.

Poser comme vérité que la vérité est inaccessible, c'est au moins reconnaître une vérité et par là démentir sa propre thèse.

Toute pensée qui s'énonce vise une vérité, se reconnaît faite pour la Vérité, et tend à poser implicitement sa propre valeur. Nous disons tous les Jours que « des goûts et des couleurs » on discute vainement, que tout a une part de vérité, que tout dépend du point de vue, que « vérité en deçà des Pyrénées est erreur au-delà » comme disait Pascal, et qu'il faut se réfugier sur le « mol oreiller » de Montaigne : « Que sais-je ? » sans plus chercher la vérité, toujours caduque, sujette à caution, ou source de tourments ; à la place, nous nous contenterions volontiers d'un certain jeu de bonnes petites vérités pratiques, celles qui ont un « rendement » indubitable et qui permettent sur les grandes questions une tolérance tout à fait respectable, Protagoras, Gorgias et plus tard les pyrrhoniens de la Nouvelle Académie ont dit tout cela. Il est bien difficile d'y répondre d'ailleurs, si on se place sur le plan des faits, et surtout si nous acceptons de faire de la vérité « quelque chose qui serait à trouver » comme l'or dans du sable ou le noyau dans un fruit.

Nous ne pourrons jamais « tenir » une vérité de ce genre et, si nous le croyons, nous tombons aussitôt sous le coup des critiques sceptiques, nous versons dans le dogmatisme agressif.

En effet, celui qui croit « détenir la vérité » comme on détient un avoir immuable, est un être dangereux : il a tendance à exiger d'autrui « la conversion ou la mort », il devient vite intolérant ou fanatique.

Or nous sentons irrésistiblement — et l'Histoire le confirme — que le fanatisme comme le dogmatisme sont des maîtres d'erreurs et de crimes. Devons-nous pour autant nous réfugier dans le scepticisme ? Constatons d'abord que le besoin de vérité reste une sorte d'exigence fondamentale de l'homme, puisque c'est par souci de chercher la vérité que les sceptiques eux-mêmes aboutissent à Leur attitude ; ils pensent que leur scepticisme est vrai et ils s'en tiennent à cette attitude pour éviter l'erreur. « Ne croire à rien », c'est croire au moins à cette formule.

Auguste Comte était le plus sincère lorsqu'il disait : « Tout est relatif, c'est le seul principe absolu ».

Lachelier écrit dans « Psychologie et Métaphysique » : « Le psychologue qui enseigne que la conscience ne comporte que des modes subjectifs, croit exprimer par là autre chose qu'un mode subjectif de sa propre conscience ».

Celui qui affirme qu' « il n'y a pas de vérité » est persuadé qu'il affirme là une vérité.

On a dit depuis longtemps que le sceptique ne devrait même pas parler parce qu'en parlant, il affirme.

Quant à la tolérance du sceptique, qui reste aux yeux du public son plus grand mérite, il faut considérer qu'elle est suspecte.

Outre le fait que les sceptiques de l'Antiquité (et les autres) ont fondé leur action sur un égoïsme bien compris, la tolérance qu'ils s'attribuent n'a que le masque de la vertu, car elle est indifférence et souci de sécurité personnelle.. »

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