Une éducation des passions est-elle possible ?
Extrait du document
«
VOCABULAIRE:
ÉDUCATION (n.
f.) 1.
— Processus consistant en ce qu'une ou plusieurs fonctions se développent graduellement
par l'exercice et se perfectionnent.
2.
— Suite des opérations par lesquelles des adultes développent les qualités de l'enfant ( apprentissage,
enseignement ; l'éducation a un caractère global).
3.
— Résultat de 1 ou de 2.
PASSION:
* Ce que l'âme subit, ce qu'elle reçoit passivement.
Chez Descartes, le mot désigne tout état affectif, tout ce que
le corps fait subir à l'âme.
Son origine n'est pas rationnelle ni volontaire.
* Inclination irrésistible et exclusive qui finit par dominer la volonté et la raison du sujet (la passion amoureuse).
POSSIBLE: faisable, réalisable; le possible, c'est ce qu'on peut faire, ce que l'on a le pouvoir, la puissance de
faire.
Éduquer, est-ce conduire à la raison ? Est-ce une manière de maîtriser les passions, par des principes, ou par des
connaissances ? Mais la raison étant mise à mal par la passion, comment pourrait-on concilier les deux ? Si une
éducation des passions est possible, alors cela suppose d'une certaine manière qu'on les canalise, qu'on les oriente
dans un sens, qu'on les développe.
Or la passion n'est-elle pas par définition ce qui échappe à toute canalisation
possible ? Si la passion est un désir dominant qui donne à son objet une valeur absolue, il n'est pas sûr qu'elle soit
éducable, car elle semble s'imposer à nous sans qu'on le décide.
L'idée d'éducation suppose aussi — si l'on suit par
exemple Kant — que l'on accède à l'humanité par elle, et surtout à la liberté et à l'autonomie.
On éduque à priori
quelqu'un pour qu'il accède à l'autonomie de jugement et à la liberté ; or n'est-ce pas contradictoire avec le
concept de passion ? Par ailleurs, toute éducation "réussie" (en tant que contrainte en vue d'une véritable
libération) ne repose-t-elle pas sur le développement des passions, mais de certaines passions, "généreuses" (voir
Les passions de l'âme de Descartes, ou L'Éthique de Spinoza) ? Au-delà de la possibilité d'une telle éducation, ne
doit-on pas plutôt poser sa nécessité ?
Introduction
Dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant, analysant la passion,, observe que « l'émotion porte un
préjudice momentané à la liberté et à la maîtrise de soi-même » tandis que « la passion en fait fi et trouve plaisir et
satisfaction dans l'esclavage » ; et comme « pendant ce temps, la raison ne se relâche pas dans son appel à la
liberté intérieure, le malheureux soupire dans ses chaînes dont il ne peut pourtant pas se délivrer; désormais elles
sont en quelque sorte greffées sur ses membres» (III, § 81).
Mais doit-on admettre ce jugement de Kant ? Et
qu'entendre par « esclavage » ?
La passion comme esclavage.
Mécanisme de la passion.
Le jugement que porte Kant sur la passion s'inscrit dans une longue tradition philosophique, remontant à Platon.
Cette tradition, illustrée par Descartes et, plus près de nous, par Alain, pose l'homme comme dualité : l'homme est
un corps et une âme, qui sont réellement distincts.
L'âme ou l'esprit est raison et volonté et le corps est son
instrument.
Ce dualisme place la source de la passion dans le corps : c'est un mécanisme corporel qui déborde l'esprit et le
domine : « les vraies causes de nos passions, note Alain, ne sont jamais dans nos opinions, mais bien dans les
mouvements involontaires qui agitent et secouent le corps humain d'après sa structure et les fluides qui y circulent
».
Ce qui reprend la définition cartésienne des passions (cf..
Traité des passions, art.
27) comme « des perceptions,
ou des sentiments, ou des émotions de l'âme qu'on rapporte particulièrement à elle et qui sont causées, entretenues
et fortifiées par quelques mouvements des esprits », c'est-à-dire des « esprits animaux », qui correspondent à ces
fluides dont parlait Alain.
Ainsi dans les passions, l'âme subit l'agitation du corps, elle en pâtit.
Il n'y a pas, de ce point de vue, de différence
de nature entre les passions au sens classique, cartésien, et la passion au sens moderne, celui de Kant.
Celle-ci
n'est que l'état paroxystique de celles-là, au point que l'âme y devient totalement esclave du corps : le rapport
hiérarchique normal est ainsi inversé, l'âme se mettant au service du corps, alors que c'est lui qui devrait la servir.
Dans ces conditions, l'âme, se révélant incapable d'exercer le légitime contrôle de la raison sur le corps, peut être
considérée comme malade : « Être soumis aux émotions et aux passions, observe Kant, est toujours une maladie de
l'âme puisque toutes deux excluent la maîtrise de la raison » (Anthropologie, § 73).
Mais dans la passion, l'âme n'est
pas complètement passive : elle va « penser » la passion, la rationaliser, la justifier.
« La passion, présuppose
toujours chez le sujet la maxime d'agir selon un but prédéterminé par l'inclination.
Elle est donc toujours associée à
la raison: et on ne peut pas plus prêter des passions aux simples animaux qu'aux purs êtres de raison » (ibid., § 80).
Seulement l'âme pense mal la passion, la rationalise de manière aberrante: la passion sera une pensée erronée, un
jugement faux.
C'est pourquoi, comme le dit Kant, « la passion est à considérer comme un délire couvant une
représentation qui s'implante toujours plus profondément » (ibid., § 74), et par là affermit son esclavage..
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