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Une civilisation industrielle n'a-t-elle besoin que de techniciens et doit-elle proscrire toute culture désintéressée ?

Extrait du document

« Observation.

— Nous rapprochons ces deux sujets, bien que leurs énoncés semblent, d première vue, assez différents.

Dans le premier, en effet, l'intérêt de la question n'est pas tant dans les rapports entre «l'exécutant » et l'ingénieur, ni même entre celui-ci et le savant, qu'entre la science ou la technique et la pensée « désintéressée » du philosophe. Position de la question.

Notre civilisation est une civilisation technicienne.

De l'ouvrier au savant en passant par l'ingénieur et le technicien, il existe une solidarité qui unit tous les participants à l'oeuvre de la Technique.

Quel peut être, dans une telle civilisation, le rôle de la pensée désintéressée, de celle du philosophe en particulier? I.

De la technique à la science. A.

— Au premier échelon, nous trouvons « l'exécutant », c'est-à-dire l'ouvrier, qui est en rapport direct avec la matière.

C'est même par là que M.

HALBWACHS caractérisait en 1912 la situation de l'ouvrier dans notre régime social : tout se passe, écrivait-il (La Classe ouvrière et les niveaux de vie, p.

118), comme si la société imposait aux ouvriers « de renoncer, dans leur travail du moins et pendant qu'ils l'exercent, à la vie sociale même, ...

de fixer à ce point leur pensée sur la matière à élaborer, que tout ce qui est « humain » et surtout social leur devienne, pendant tout ce temps, étranger ».

Ce caractère n'a fait que s'accentuer jusqu'à nos jours par suite des progrès de la division et de l'automatisation du travail.

La technique d'autrefois était artisanale : l'ouvrier confectionnait, à peu près à lui seul, la totalité du produit fabriqué; il pouvait y mettre tout son savoir-faire, toute son intelligence, tout son amour du travail bien fait, parfois tout son coeur.

Aujourd'hui, le travail s'est automatisé, surtout dans l'industrie, au point de ne plus comporter qu'un très petit nombre de gestes élémentaires, toujours les mêmes, qui n'exigent plus ni initiative ni intelligence, ni même aptitude particulière.

Nous n'avons pas à examiner ici les conséquences morales de ce robotism, comme l'a nommé le psychanalyste Erich FROMM.

Mais, du point de vue qui nous occupe, il faut noter que cet état de choses met de plus en plus l'ouvrier dans la dépendance du technicien : « Le technicien, voyant essentiellement dans l'homme un instrument, s'ingénie à ce que tout soit pour lui préparé à l'avance, afin qu'il fonctionne le plus rapidement et le plus efficacement » (G.

FRIEDMANN, Le Travail en miettes, p. 237). B.

— Le second échelon est représenté par l'ingénieur.

C'est un « scientifique », mais un scientifique dont la formation a été tout entière orientée vers les applications pratiques.

« Entre les savants proprement dits et les directeurs effectifs des travaux productifs, écrivait Aug.

COMTE dès 1830 (Cours de philos.

positive, 2e leçon), il commence à se former de nos jours une classe intermédiaire, celle des ingénieurs, dont la destination spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique.

Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, elle les considère dans leur état présent pour en déduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles.

» COMTE ajoute que ces « doctrines intermédiaires » entre la théorie et la pratique « empruntent des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales ».

Il est bien vrai que l'ingénieur et le technicien, peut-être plus que le savant, ont besoin de se tenir au contact du réel, toujours plus complexe que l'abstrait.

Mais on peut dire que, de nos jours, la tâche de l'ingénieur a subi la même spécialisation et la même automatisation que celle de l'ouvrier.

Un ingénieur doit aujourd'hui être spécialisé non seulement en physique ou en chimie, mais dans telle branche de la chimie, en électromécanique, en hydro-électricité, en électronique, etc.

Quant à l'automatisation, elle résulte de l'utilisation, sur une échelle de plus en plus large, des machines à calculer et même, comme on dit, « à penser », en un mot : de la cybernétique.

D'où parfois, chez l'ingénieur et surtout chez son adjoint, le technicien, une étroitesse de vues analogue à celle que le travail moderne impose à l'ouvrier, et qui faisait écrire récemment à un ingénieur général de l'Air : « Le ridicule de bien des " scientifiques " d'aujourd'hui m'est parfois sensible d'une façon aiguë, ces pauvres gens qui se croient sans préjugés parce qu'ils en ont adopté d'autres, qui s'imaginent dominer de très haut les problèmes physiques, alors que peut-être ils les escamotent au nom de leurs principes : principes dont le caractère inadmissible ne peut que leur échapper puisque, n'ayant aucun esprit philosophique, ils prêtent à un simple énoncé physique une valeur absolue qu'ils étirent même jusqu'à la métaphysique » (P.

VERNOTTE). Ajoutons que, si l'ouvrier d'aujourd'hui ne peut plus rien sans l'ingénieur et le technicien, ceux-ci réciproquement ne sauraient se passer, quel que soit le développement pris par les machines, de la main qui exécute.

Cl.

BERNARD l'avait déjà dit : « Une main habile, sans la tête qui la dirige, est un instrument aveugle; la tête, sans la main qui réalise, reste impuissante.

» Les machines elles-mêmes ont besoin d'être surveillées et commandées.

Bien mieux, le laboratoire devient souvent une annexe de l'entreprise industrielle : « Les industries exploitent les découvertes de la science à un tel point que beaucoup d'usines possèdent leur " laboratoire " : que ce soit un laboratoire proprement dit, une salle de métrologie ou, d'une manière générale, un endroit où les moyens utilisés industriellement proviennent d'applications directes de la science » (Louis QUEVRON, in Ouv.

cité, p.

227). C.

— La frontière, en effet, est loin d'être infranchissable entre la science pure et la technique.

Non seulement la science requiert perpétuellement le concours de la technique, à cause des appareils perfectionnés qu'elle emploie. Mais « l'industrie et la science appliquée sont des sources perpétuelles et fécondes de recherches, d'idées et de découvertes scientifiques » (A.

PoRTEVIN, in Ouv.

cité, p.

264).

Mais, réciproquement, le mot de F.

BACON reste vrai : « On ne commande à la nature qu'en lui obéissant », c'est-à-dire en utilisant ses lois, et c'est la science théorique qui nous les fait connaître.. »

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