Un homme raisonnable est-il un homme sensible ?
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«
Problématique:
La raison exclut-elle d'éprouver des sentiments ou peut-elle contribuer à une liberté spirituelle qui tienne compte de
l'existence du sensible ? Se conduire moralement, est-ce nécessairement rester de marbre, ne pas se laisser gagner
par les sentiments ? L'homme juste est-il sans coeur ? Quel rôle peut-on accorder au sentiment dans la vie morale ?
I.
Le sentimentalisme pur.
A.
— Selon certaines conceptions philosophiques (sentimentalisme anglais, par exemple) et surtout peut-être selon
certains préjugés de la morale courante, la moralité serait surtout affaire de sensibilité.
La sincérité, la bonté du
coeur, la sympathie avec autrui suffiraient à nous faire distinguer, de façon presque infaillible, le bien du mal et à
diriger notre conduite dans la voie droite.
B.
— Cette façon de voir est excessive.
Car il est trop clair que la sensibilité, à elle seule, est sans règles : il est
impulsion plutôt que régulation.
Il peut nous faire commettre les pires erreurs, soit par indulgence, soit par sévérité
excessives, et ceci est vrai même des sentiments supérieurs comme l'amour maternel (cf.
la Genitrix de Mauriac) ou
les sentiments patriotique, religieux, etc., qui, tant qu'ils ne sont que purs sentiments, peuvent nous rendre partiaux
et sectaires.
La sensibilité, si elle n'est pas guidée par la raison, peut même dégénérer en passion et entraîner un
véritable déséquilibre moral.
II.
Véritable rôle de la sensibilité
A.
— Aussi bien la plupart des auteurs à qui l'on a prêté une thèse purement sentimentaliste, ont-ils, en réalité,
limité la place à faire à la sensibilité dans la vie morale.
RoussEAU lui-même paraît bien avoir admis que, si les
sentiments sont naturellement orientés vers le bien, ils ont besoin de la raison pour assurer cette orientation : « Ce
n'est que par ses lumières que l'homme parvient à connaître l'ordre, et ce n'est que quand il le connaît que sa
conscience le porte à l'aimer ».
B.
— Le véritable rôle de la sensibilité est donc d'animer la volonté morale, de lui donner force et puissance : il faut
aimer le bien pour le faire.
Mais, s'il est un moteur, et un moteur indispensable, il ne saurait être un guide.
Comme l'a
écrit MALEBRANCHE, «quoiqu'on puisse se laisser animer par le sentiment, il ne faut jamais s'y laisser conduire».
Seule la Raison, en tant que faculté normative, constitutive de valeurs et hiérarchisante, peut être la puissance
rectrice de notre conduite.
Ce n'est pas là, comme on l'a — d'ailleurs à tort — reproché à Kant, exclure le sentiment
de la vie morale : c'est le remettre à sa juste place.
Conclusion.
La sensibilité a donc un rôle bien déterminé à jouer dans notre conduite morale.
Mais, du fait qu'elle se
range alors sous l'empire de la Raison, il se trouve, par le fait même, valorisé.
Comme DURKHEIM l'a noté à propos de
la joie morale, «même quand nous accomplissons l'acte moral avec une ardeur enthousiaste, nous sentons...
que
nous nous élevons au-dessus de notre être naturel ».
Pour être authentiquement moral, le sentiment doit être autre
chose qu'une pure impulsion de la sensibilité.
SUPPLEMENT: La morale du devoir chez Kant.
I.
L'idée de devoir nous permet d'éviter les difficultés des doctrines naturalistes (morale de l'intérêt et du sentiment)
précédemment exposées.
Elle nous rappelle que l'exigence morale se présente à la conscience sous la forme d'une
obligation.
Je me sens en effet tenu de faire mon devoir, même s'il est contraire à mon intérêt, à mes passions, à ma
nature.
Il s'agit d'un ordre qu'on ne discute pas : " tu dois».
Mais si la conscience se reconnaît soumise à un principe
extérieur et supérieur à elle-même, à un principe transcendant, d'où vient ce principe, quelle est la cause de son
autorité ?
II.
Une réponse peut être fournie par la morale sociologique de Durkheim.
Pour Durkheim, si le devoir nous dépasse,
s'impose à nous d'en haut, c'est parce qu'il émane de la Société elle-même, qui dépasse l'individu et pèse sur lui.
Les
caractères du devoir moral sont des caractères éminemment sociaux : le devoir est collectif (puisqu'il s'impose
généralement à tous les membres d'un groupe), il est coercitif, c'est-à-dire contraignant.
Seulement si le principe du devoir vient de la société, est extérieur, étranger à ma volonté personnelle, quelle raison
ai-je de m'y soumettre ? Lui obéir, c'est me faire esclave d'une autorité étrangère, c'est introduire l'éliénation (c'està-dire la soumission à l'étranger, à l'alienus) au coeur de l'éthique.
N'arrive-t-il pas souvent d'ailleurs qu'au nom
d'une morale personnelle on rejette une exigence de la société ? Dans l'illustre tragédie de Sophocle, Antigone
s'oppose aux ordres du roi Créon, c'est-à-dire à la volonté de l'État, lorsqu'elle décide de rendre à son frère, traître
à la patrie, les honneurs funèbres.
Aux lois écrites de la cité, elle oppose les lois non-écrites de sa conscience
personnelle.
III.
La morale de Kant évitait ces difficultés.
Certes il s'agit ici encore d'une morale du devoir.
Il n'est pas question
de céder à sa sensibilité, à ses tendances spontanées.
Il faut obéir à une loi, à une règle stricte.
Seulement cette
loi n'est plus, en son principe, extérieure à ma conscience.
La morale kantienne exclut l'idée que nous puissions être
régis par un autre que nous-même.
Elle exclut l'hétéronomie (ce qu'on appelle aujourd'hui l'aliénation).
Elle réclame
l'autonomie.
Kant ne nous demande pas autre chose que d'obéir à notre propre raison.
C'est au nom de la raison qu'il nous
demande :.
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