Qu'est-ce qui fait l'unité d'une science ?
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«
Qu'entendons-nous lorsque nous parlons de science? Il semble qu'il s'agisse avant tout d'un savoir, c'est-à-dire d'un groupe de propositions vraies agencées de manière plus ou moins cohérente à l'intérieur d'un système.
Or, quel
est le dénominateur commun à cet ensemble de proposition? Sont-elles toutes reliées en un point précis qui leur confère une unité globale? Si l'on prend une science comme la physique, cette dernière s'éparpille en une multitude
de champs, de la mécanique quantique (science du microscopique) à la thermodynamique (science des fluides au niveau macroscopique comme le gaz par exemple), en passant par la relativité générale (science ayant pour objet la
courbure spatio-temporelle), il semble difficile de trouver une unité à cette discipline.
IL est peut-être possible de dire qu'il s'agit de son objet, mais lequel? Le niveau particulaire pour l'une, une courbure pour l'autre, le
fonctionnement des fluides pour une dernière...
Il s'agit peut-être alors de trouver un dénominateur commun à cet ensemble d'objet disparâte.
Or, si l'on revient à l'étymologie du terme physique, il vient du grec physis, qui signifie
la nature.
Tous les objets de la physique proviendrait donc de la nature, de même que tous les objets de la biologie (biochimie, génétique, évolution, étude des systèmes complexes dans la biologie cellulaire...) serait unifié autours
de la bios, en grec, qui signifie la vie.
L'unité d'une science serait donc extérieure à cette dernière, et serait l'étude appliquée à un champ particulier d'objets.
Cependant, ne peut-on pas considérer que la vie est partie intégrante de
la nature? Ce qui confondrait les deux champs cités précédemment? On peut alors émettre une nouvelle distintion en signalant que la physique s'occupe plus spécifiquement du monde matériel dans la nature, là où la biologie
s'occupe du vivant: cependant, l'étude bio-chimique, ou encore, la chimie organique, tendent à confondre dans l'étude du vivant les deux champs matière/vivant, puisqu'après tout, le vivant est composé de molécules (c'est une
macromolécule comme l'ADN qui est au centre du vivant même et le caractérise...), de processus électro-chimique...
L'unité ne semble donc pas devoir être trouvé à l'extérieur du sujet connaissant, mais bien à l'intérieur
même, dans son fonctionnement même.
Comment comprendre cela?
I.
Frege: la référence et le sens
Dans ces Ecrits logiques et philosophiques, le logicien et philosophe Frege réfléchit sur la notion même de référence.
En tentant de trouver ce qui fait l'unité d'une science, nous avons précisément cherché la référence de cette
science à travers la promotion de son objet.
Puis, nous avons finis par abandonner l'idée que cette unité puisse se trouver à l'extérieur du sujet tant tout s'y confond.
Frege va peut-être pouvoir nous éclairer sur ce problème de
référence brouillée.
Il part ainsi de l'étude de ce que l'on appelle des énoncés d'identité, soit des énoncés de la forme a = b.
Or, si l'on prend l'énoncé « Hesphérus est Phosphorus » qui est un énoncé d'identité, nous apprend t-il
quelque chose? Pour Frege cela est évident: expliquons-nous.
Hesphérus correspondait pour les grecs à la première étoile qui brillait le soir, tandis que Phosphorus était pour eux la dernière à s'éteindre le matin.
Or, ce qu'ils
ignoraient alors, c'est que les deux étoiles Hesphérus et Phosphorus, ont en vérité pour référence le même astre, à savoir la planète Vénus.
Il s'agit de comprendre ici qu'énoncé « Phosphorus est Hesphérus », ne revient pas à
énoncer « Hesphérus est Hesphérus »: dans le premier énoncé d'identité nous apprenons quelque chose de nouveau.
Ce que veut dire ici Frege c'est que, même si les deux noms ont la même référence (Vénus), ils ne signifient pas pour autant la même chose.
Si l'on doit définir le mot Phosphorus par un énoncé, on dira ainsi: « Phosphorus est une
étoile, cette étoile est la dernière à disparaître dans le ciel matinal ».
De même pour Hésphérus: « Hesphérus est une étoile, cette étoile est la première à apparaître dans le ciel crépusculaire ».
On comprend ici que la référence
ne suffit de toute évidence pas, et que même si les deux termes ont la même référence, d'une certaine manière il ne désigne pas la même chose, ou du moins, il la désigne différemment.
C'est ici que Frege introduit la notion de
sinn, qui signifie sens en allemand.
Le sens d'un terme, c'est la manière dont la référence de ce terme a été acceptée par un sujet.
Ainsi, le mot Phosphorus et sa définition, nous permet de voir la manière dont la planète Vénus est
acceptée par les grecs.
Phosphorus et Hesphérus sont en d'autres termes un faisceau particulier de propriété concernant Vénus.
En chacun des termes ne résident pas toutes les propriétés de Vénus, mais un groupe déterminé
d'attributs comme celui d'être le premier astre à briller, ou le dernier à s'éteindre.
Lorsque nous désignons un terme, ce n'est pas la référence à ce terme qui nous permet de comprendre de quoi nous parlons, mais le concept que nous acceptons de cette chose.
Or ce concept n'est jamais la réplique parfaite de la
référence, mais un ensemble de ses propriétés.
Nous avons peut-être ici quelque chose qui peut nous permettre de comprendre la notion d'objet en science, et comment ce dernier peut conférer une unité à une discipline.
On a
saisit que le sens c'est la manière dont la référence est perçu et acceptée par un groupe d'individu.
Ainsi, la mécanique quantique a pour référence la matière, mais la manière dont elle accepte cette référence, la manière dont elle
la conçoit, le sens qu'elle lui donne donc, peut être: « La matière correspond à un groupement subatomique déterminé ».
Ce n'est donc pas la référence à un objet qui confère l'unité d'une science, mais bien la manière dont cet
objet est perçu, la manière dont il est conceptualisé par une discipline, la manière en somme par laquelle il fait sens pour elle.
II.
Schème conceptuel quinnien et l'exemple de la logique formelle
On saisit donc que l'objet d'une science n'est pas une référence extérieur, mais la conceptualisation que cette science fait de cet objet, la façon dont elle le reçoit.
Dans Le mot et la chose, le philosophe et logicien Quine nous
rappelle que notre langage même est déjà une conceptualisation du monde, et même une véritable théorie sur le monde.
Le langage ordinaire véhicule déjà une façon de percevoir le monde, un certain sens du monde au sens
frégéen.
Quine utilise l'exemple d'un linguiste en terrain étranger.
En compagnie d'un autochtone qui ne parle pas la même langue, notre linguiste voit un lapin surgir.
L'indigène réagit à cet événement en énonçant « Gavagaï ».
Mais qu'est ce que ce mot désigne? « Lapin », ou « élément de lapinité » ou encore « course du lapin entre deux arbres »? On ne pourra jamais le savoir.
En effet, on accueille jamais la réalité telle qu'elle est.
Notre langage est
comme un filtre rempli de présuposés entre moi et la réalité: il est une théorie sur le monde.
Prenons un exemple frappant: lorsque nous voyons de la neige, nous n'avons qu'un mot pour cela: nous disons « voilà de la neige ».
L'esquimau, lui, en a plus d'une centaine, parce qu'il opère une multiplicité de distinctions: la multiplcité de ses expressions linguistiques révèle qu'il y distingue mille nuances.
On peut ainsi dire que selon notre culture d'appartenance, nous ne parlons pas de la même réalité précisément parce nous ne la voyons pas de la même façon: le langage est comme le révélateur de cette façon partiale de recevoir
la moindre réalité, de l'habiter, de lui donner sens.
Or la science va précisément être un travail de raffinement de cette trame conceptuel, une précision du schème conceptuel du langage ordinaire.
Il s'agit d'affiné par exemple
notre conceptualisation naturelle de la matière: plus ce schème conceptuel est correct, plus il prend en compte les multiples apparition d'un objet, plus il en affine sa vision, et est capable non seulement de comprendre et
d'expliquer son comportement présent, mais aussi capable d'en prévoir les occurrences futures.
Il s'agit ainsi de perfectionner notre manière d'appréhender un objet déterminé par un travail de conceptualisation qui s'affine
progressivement.
De la rigueur de ce travail sur le concept d'une chose émergera l'unité d'une science.
Prenons l'exemple de la logique.
Cette dernière a pour objet la forme que prennent les propositions et la manière dont elles s'enchaînent entre elles.
La logique propositionnelle a ainsi pour objet la forme, mais du point de vue des
propositions seules ainsi que de leur enchaînement déductif par une série de ce qu'on appelle des foncteurs.
Par exemple, elle étudie ce qui se passe lorsque p est vrai et lorsque q est faux, et qu'on les combinent avec un foncteur
du type « » (l'implication): p q.
La logique des prédicats s'occupe quant à elle des propositions et de leur enchaînement lorsqu'on y introduit des quantificateurs qui rendent un énoncé universel ( ) ou simplement existentiel
( ): quelle diférence y a-t-il par exemple entre « Tous les corbeaux sont noirs » et « il existe au moins un corbeau et ce corbeau est noir »? La logique combinatoire va s'occuper quant à elle de la combinaison des énoncés
moléculaires (de type p q) entre eux, ainsi que des énoncés atomiques (p ou q pris isolément) via des combinateurs (par exemple, le combinateur de duplication W, qui donne: Wpq pqq).
On comprend ici comment chaque
logique conceptualise à sa manière la forme des propositions en introduisant notamment des outils formels comme les foncteurs, les quantificateurs, et les combinateurs.
En somme, chacune construit son objet, son alphabet
pour ainsi dire (en logique, nous parlons de morphologie du système où sont présentées les variables p, q...
et les constantes que sont les foncteurs, les quantificateurs...), ses règles propres (on parle ici de règle de déduction).
La logique génére donc son propre schème conceptuel qu'elle affine par une morphologie et des outils précis et opératoire.
III.
Le travail de conceptualisation culminant dans le paradigme
Le terme de paradigme vient de l'épistémologue américain Thomas Kuhn, qui expose sa formation dans son ouvrage La structure des révolutions scientifiques.
On peut dire qu'un paradigme correspond à un ensemble théorique
considéré comme vrai à un moment donné par la communauté scientifique: « Les hommes dont les recherches sont fondées sur le même paradigme adhèrent aux mêmes règles et aux mêmes normes dans la pratique
scientifique ».
Or, « c'est l'étude des paradigmes [...] qui prépare principalement l'étudiant à devenir membre d'une communauté scientifique particulière ».
Nous avons vu jusqu'ici que la science formait son unité en
conceptualisant un objet précis: or, Kuhn nous explique que cette unité ne vaut que s'il y a consensus autours de ce travail de conceptualisation et de théorisation qu'il nomme paradigme.
Tant que des théories s'affrontent chacune
de leur côté avec la même puissance, qu'aucune n'émerge comme dominante, majeure, il n'y a jamais d'unité de travail.
Or, c'est pourtant de cette unité seule que peut survenir le progrès scientifique.
L'unité d'une science est donc la produit d'un consensus autours d'un paradigme, seul permettant le progrès d'une science.
Le paradigme va donner une unité à toute l'activité scientifique: ainsi, tant qu'on ne le possède pas,
l'observation des faits elle-même a bien du mal à se faire de manière conhérente.
C'est en effet la théorie qui détermine quels sont les faits intéressants, et ceux que l'on peut a contrario laisser de côté.
Avec l'apparition d'un
paradigme, Kuhn note l'émergence de trois type de faits capitaux: ceux qui sont directement en rapport avec le paradigme: « en astronomie, la position et la magnitude des étoiles, les périodes des éclipses, des étoiles doubles et
des planètes; en physique, les poids spécifiques et les compressibilité des matériaux, les longueurs d'onde et les intensités spectrales, les conductivité électriques et les potentiels de contact; en chimie...
»; ceux qui, même si
en eux-même ils ne représentent pas beaucoup d'intérêts, permettent de corroborrer la théorie; enfin, ceux que Kuhn nomme des anomalies qui résistent à l'explication offerte par le pardigme et sont donc un défi et une énigme.
Tant que le paradigme n'est pas remis en question massivement via une révolution scientifique, il demeure, formant ainsi ce que Kuhn appelle une science normale.
Le paradigme confère ainsi une unité primordiale sur plusieurs
plans: celui empirique de la recherche, et de la partition des faits essentiels et inessentiels; celui pratique de la recherche en créant un langage (comme l'alphabet en logique) commun, un espace de travail commun, des projets
communs autours desquels s'articule de manière cohérente la pratique d'une science; même au niveau sociologique par la formation d'un groupe majoritaire qui encadre les scientifiques de leur formation jusqu'à leur activité en
laboratoire, et qui marginalise d'autres visions, d'autres travaux de conceptualisation non conforme au paradigme dominant.
LA NOTION DE PARADIGME SELON KUHN
L'histoire des sciences, pour Kuhn, n'est pas constituée par un progrès continu et cumulatif, mais par des sauts, par des crises qui voient des paradigmes se substituer soudainement à d'autres.
Un paradigme, c'est un modèle
dominant, faits de principes théoriques, de pratiques communes, d'exemples fondateurs qui soudent une communauté de chercheurs, qui orientent leur recherche et sélectionnent les problèmes intéressants à leurs yeux.
Un
paradigme n'est jamais totalement explicite.
C'est pourquoi, selon Kuhn, le questionnement scientifique n'est jamais neutre.
Dans la postface à son livre La Structure des révolutions scientifiques (1 962), Kuhn cherche à classer les différentes significations du concept de paradigme :.
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