Peut-on être libre en restant fidèle ?
Extrait du document
«
«Rester fidèle ».
Le dictionnaire des idées reçues ne peut qu'être pour! Mais les dictionnaires de philosophie ignorent
les termes «fidèle », «fidélité»; en effet ces notions ne semblent pas avoir préoccupé les philosophes.
D'autre part,
le verbe «rester» signifie souvent «être immobile, obstiné» : on reste dans un lieu, dans un état («j'y suis, j'y reste
»).
«Rester fidèle» signifierait alors être incapable de changer.
Considérons maintenant l'expression : «en restant fidèle» : elle est manifestement incomplète pour que l'on puisse
déterminer les diverses attitudes qu'elle peut désigner : à quoi reste-t-on fidèle? Ou à qui? La fidélité implique une
relation établie et maintenue malgré l'écoulement du temps, où nous changeons ; elle va du sujet qui «reste fidèle»
à l'objet de ce ferme attachement.
Or les objets peuvent être des idées et des principes ; ils peuvent aussi
appartenir à l'humanité.
Quand on pense à la fidélité, on sous-entend souvent qu'elle maintient un engagement pris
envers une personne, et, le plus souvent, dans la vie d'un couple ; on pouvait aussi jadis voir des hommes assurer
leur prince de leur fidèle dévouement ; aujourd'hui certains sont encore fidèles à leur patrie, qu'ils considèrent
comme un être moral ; il arrive même que l'on soit fidèle à l'entreprise où l'on travaille depuis des décennies; enfin,
on parle de «fidélité à soi-même» pour indiquer la continuité, la permanence d'un caractère et des engagements
fondamentaux.
La fidélité à des entités abstraites semble avoir une importance plus faible que celle qui va vers des personnes.
Cependant Socrate sacrifie sa vie aux lois d'Athènes, selon lesquelles il a été condamné, et condamné injustement,
comme il arrive quand les lois sont iniques, quand elles sont appliquées avec ruse et hypocrisie.
Faut-il alors
vraiment rester fidèle ?
On emploie enfin le terme «fidèle» pour désigner l'homme qui croit à une religion et la pratique, l'infidèle étant celui
qui ne croit pas.
Sommes-nous toujours dans l'adhésion à des principes?
En classant ces divers objets de la fidélité, nous pouvons poser deux types de relations : fidélité à des êtres réels,
des personnes ; fidélité à des abstractions.
Comment la liberté doit-elle s'engager, voire persévérer dans une
relation de fidélité à l'égard de ces deux catégories d'objets?
1.
Rester fidèle
1.
Dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Renan a écrit: «L'homme ne peut jamais être assez sûr de sa
pensée pour jurer fidélité à tel ou tel système qu'il regarde maintenant comme le vrai»; il explique ainsi l'abandon de
sa foi chrétienne à la suite de ses études d'exégèse.
En latin, restare a pour premier sens : «s'arrêter, rester en
arrière» ; un dicton commun affirme : «qui n'avance pas recule », pour condamner l'obstination de celui qui est
incapable de progresser, alors que les autres, le monde,
changent.
Ce sont les choses inertes qui demeurent immobiles : elles n'ont pas d'histoire.
En un sens plus raffiné Sartre se montre comme réellement libre, même dans une sorte de permanence politique :
«Un intellectuel pour moi, c'est cela: quelqu'un qui est fidèle à un ensemble politique et social, mais qui ne cesse de
le contester.»
La position sartrienne de contestation à l'intérieur du système dans lequel on se situe s'est généralisée dans le
monde moderne ; que ce soit en politique, dans la religion, à l'égard de son pays, il est devenu «correct» (au sens
anglais de «conforme aux moeurs ») de critiquer ce à quoi on dit adhérer : ce serait le moyen de sauvegarder une
liberté toujours prête à poser des actes nouveaux, à reprendre ses engagements pour garder le pouvoir de
s'engager.
Cette attitude se généralise aux relations entre les personnes : on désire rester libre, et accepter la
liberté des autres, même dans la vie amoureuse d'un couple.
Faute de quoi, la liberté, s'arrêtant à une fidélité,
s'aliénerait, au sens où l'aliénation est une « situation où je me livre comme un objet à des forces impersonnelles »
(Mounier, Personnalisme, p.
80 ; ce penseur précise : «L'esprit de liberté est inlassable à dépister et à résorber mes
aliénations »).
2.
Rester fidèle à ce qu'on reconnaît être une erreur provient d'une obstination, qui est libre au sens d'un libre
choix, mais non au sens de la «liberté morale» (ci-dessus, sujet 1), ni même de la liberté joyeuse, créatrice, décrite
par Aristote, Spinoza, Bergson.
Renan a cru un jour que sa croyance primitive reposait sur des erreurs, mais il
remplacera terme à terme les objets de ses élans émotifs de catholique par les objets de la mythologie grecque
(Prière sur l'Acropole, où il va jusqu'à dire à la déesse Athéna ce que saint Augustin disait à Dieu : «Tard je t'ai
connue, beauté parfaite» ; et même : «O Salutaire, aide-moi, ô toi qui sauves !...
»).
Aussi affirmera-t-il sa propre fidélité envers lui-même : «J'ai très peu changé» (Souvenirs d'enfance et de jeunesse).
Qu'est-ce donc que la fidélité à soi-même? Pour Renan, c'est la jouissance romantique d'émotions, d'abord tournée
vers des entités religieuses, ensuite vers la science et même vers des représentations mythologiques.
Souvent la
fidélité à soi-même domine facilement la crainte de changer ses croyances : il est plus rare de se remettre en
question soi-même que de renoncer à ce qu'on appelle «idées », et qui ne sont qu'opinions, au sens que Platon
donnait à ce mot (croyances adoptées par entraînement, alors que la vérité est saisie par l'esprit).
En effet, si l'on a
vu (intellectuellement) ce qui est vraiment, on sait en même temps qu'on ne le possède pas comme quelque chose
que l'on pourrait alors changer contre autre chose : «Aller au vrai de toute son âme» (Platon) c'est se donner soimême à l'être ainsi connu, quoi qu'il en coûte.
La fidélité à soi-même, qui conduit à remettre en question ses
opinions, ses désirs, et même son mode de vie, pose le problème de la vérité : quel est le vrai soi-même ? Quelle est
la réalité vraie de la vie?
Une question semblable se pose au sujet de la fidélité à l'égard d'un autre être humain.
Quel engagement ai-je
réellement pris? Quelle représentation me suis-je faite de l'être que je disais aimer «pour toujours»? Qui est-il
réellement? Les états affectifs, surtout les passions, sont instables : si je me suis engagé, porté par un tel élan,
qu'en résultera-t-il lorsque, comme il est inévitable, cet élan se déplacera vers un autre être?.
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