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Les faits parlent-ils d'eux-mêmes ?

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« Les faits parlent d'eux-mêmes » est un dicton, un lieu commun, expression de « sagesse populaire ».

Le propre du lieu commun est de se présenter comme une vérité indiscutable, presque un dogme.

Le sujet posé nous invite à en donner l'explication, la justification et la critique. Le dicton est un appel à l'évidence du fait contre les analyses arbitraires. Il veut dire « c'est ainsi », « Voilà ! » et contient une critique implicite de l'intellectualisme des commentaires qui se perdent dans les détails et les idées.

Il peut être dit après l'exhibition d'une photographie, le passage d'un document filmé, voire l'énoncé brut d'un phénomène.

Comme tout énoncé public, et le dicton en est un par définition, il en appelle au bon sens des interlocuteurs-spectateurs et dénonce l'inutile complication des « spécialistes ».

Il invite à la reconnaissance d'une réalité objective au-delà de tous les discours que l'on pourra établir sur elle.

Il manifeste en fait une sorte de scepticisme à l'encontre du langage qui obscurcit au lieu de clarifier et complique au lieu de simplifier.

Si les faits parlent d'eux-mêmes.

eh bien laissons-les parler.

ne leur coupons surtout pas la parole ! Imaginons la frustration d'un lecteur de journal ou d'un spectateur de journal télévisé à la réception d'une litanie de commentaires si au préalable le fait ne lui a pas été communiqué.

En fait, à bien y réfléchir.

c'est à peu près ce qui se passe : le fait, comme la statue de Glaucus méconnaissable après des siècles dans le fond de la mer, a été recouvert : on ne sait plus, on n'a jamais su en quoi il consiste, on a parlé sur lui.

Il serait aisé de donner des exemples de cette fâcheuse tendance qui aboutit à rien moins qu'à l'oubli de la réalité objective.

La philosophie qu'implique le dicton est réaliste, antiidéaliste.

Elle veut que l'homme se soumette aux choses (les faits) et non qu'il les soumette à lui.

Ce point de vue a de bons arguments pour lui, mais n'est pas à l'abri des critiques. Tout d'abord, qu'est-ce qu'un fait ? Il en est des multitudes : faits humains ou naturels, historiques, physiques, artistiques, etc.

Le passage d'une comète est un fait, la prise de la Bastille aussi, la silhouette penchée de la tour de Pise aussi.

A son tour, chaque « fait » en contient une multitude : le 14 juillet 1789, une foule de Parisiens, dont chacun pourrait constituer un fait, s'empara des armes entreposées dans la forteresse de la Bastille, qui servait de prison d'État.

Tous les mots échangés, tous les actes accomplis durant cette journée mémorable sont des faits, la plupart d'ailleurs nous sont inconnus et le resteront à jamais. A partir de cet exemple.

le problème prend toute son ampleur, car si nous avons cité la prise de la Bastille comme un fait, c'est par habitude, presque par paresse — parce qu'il s'agit d'un événement historique que tout le monde connaît. Maintenant, si nous nous représentons ce qui a pu se passer durant cette journée, ce n'est pas à un fait que nous avons affaire mais à cent mille ; de plus, et la chose pour le coup devient paradoxale, aucun des participants de cette journée ne prenait la Bastille — en ce sens qu'aucun d'entre eux n'avait l'intention ni même la conscience d'abattre un symbole de l'Ancien Régime, ce pourquoi le 14 juillet 1789 est devenu fête nationale.

Il y avait moins de dix prisonniers à la Bastille, en fait (c'est le cas de le dire !) de symbole d'arbitraire royal, on a fait (c'est encore le cas de le dire !) beaucoup mieux... Résumons : il y a pour nous un fait dont on peut dire à bon droit qu'il n'a pas existé au moment où il s'est déroulé ! Prenons un autre exemple tiré non plus de l'histoire mais de la nature : la pomme de Newton.

C'est sans doute une légende (colportée par Voltaire) mais peu importe ici.

Il est tombé sur terre des millions de pommes avant Newton, mais avant Newton personne, pourrait-on dire, ne l'avait remarqué ou plutôt personne n'avait pensé que ce pouvait être un fait à expliquer (excepté des philosophes comme Aristote, lequel en donne une explication fausse). Aristote pensait, comme presque tous ses contemporains, que la Terre est le centre du monde et que tout corps est attiré vers le centre comme vers son lieu naturel.

Newton posera au contraire en principe que tous les corps s'attirent mutuellement. Autrement dit, la chute d'une pomme est devenue un fait pour Newton, parce que lui le premier y a décelé un problème à résoudre ; avant lui, on ne le voyait simplement pas. Ainsi comprend-on la formule, paradoxale en apparence, du mathématicien Henri Poincaré « Les faits sont faits ».

Ce qu'il voulait dire, c'est qu'il n'y a de faits que pour un observateur.

que celui-ci peut les provoquer, voire les inventer.

Imaginons une tribu éteinte dans le passé sans laisser aucune trace pour la mémoire des hommes, ou des grandes collisions d'étoiles lointaines : ce ne peut être des faits.

Des sondes spatiales prennent automatiquement, grâce à leurs appareils de bord, des millions de clichés.

Aucun d'entre eux ne pourra constituer l'image d'un fait tant qu'elle n'aura pas été vue par un oeil humain et considérée par un esprit humain.

L'expérience commence avec l'observation, or celle-ci est une activité à part entière, et non un simple enregistrement : observer c'est distinguer, critiquer, comprendre déjà. C'est pourquoi la tripartition traditionnelle qui prétendait décrire la méthode expérimentale (premier temps : l'observation ; deuxième temps : la formulation de l'hypothèse ; troisième temps : la vérification de l'hypothèse et l'énoncé de la loi) a quelque chose d'artificiel : comment, en effet, observer le moindre phénomène si déjà le regard informé n'a pas remplacé la simple vue empirique des choses ? En outre, l'observateur ne se contente pas d'enregistrer mentalement le « fait », il le provoque.

Les sciences expérimentales sont coutumières du fait : il est souvent malaisé, voire impossible, d'observer le fait in situ.

On le reproduit en laboratoire.

Mais toute reproduction est dans une certaine mesure une production : une expérience de laboratoire est un artifice.

Là encore se vérifie la pensée de Poincaré. Une expérience, même lorsqu'elle paraît être l'image de la réalité « telle qu'elle est » est toujours une abstraction (en quoi elle se révèle, d'ailleurs, comme un véritable travail de la pensée).

Ainsi, lorsque l'on teste sur des animaux l'efficacité d'un nouveau vaccin, les agents infectieux leur sont inoculés .

d'une manière fort étrangère aux voies naturelles.

C'est pourtant par ce détour que le mécanisme de la vaccination peut être compris. Troisième étape (nous suivons ainsi les progrès des sciences expérimentales), les faits sont inventés et non plus seulement observés ou reproduits.

Ainsi les « manipulations génétiques » mettent-elles en évidence des processus biologiques que la nature même n'avait pas mis au jour.. »

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