Le travail est-il le lien le plus étroit entre l'homme et la réalité ?
Extrait du document
«
Termes du sujet:
HOMME: Le plus évolué des êtres vivants, appartenant à la famille des hominidés et à l'espèce Homo sapiens (« homme sage »).
• Traditionnellement défini comme « animal doué de raison », l'homme est aussi, selon A ristote, un « animal politique ».
C e serait en effet pour qu'il puisse
s'entendre avec ses semblables sur le bon, l'utile et le juste que la nature l'aurait pourvu du langage.
Réalité / Réel :
Réalité: * C aractère de ce qui a une existence concrète, par opposition aux apparences, aux illusions ou aux fictions de notre imagination.
* Ensemble des choses et des faits réels.
Réel: * C omme adjectif : qui existe effectivement, et pas seulement à titre d'idée, de représentation ou de mot (exemple : un pouvoir réel).
* C omme nom : l'ensemble des choses qui existent, le monde extérieur (synonyme : réalité).
«Q uand tu travailleras, on en reparlera.» On reparlera non seulement des conditions de travail que tu ignores, mais des hommes et du monde, du réel en
somme que tu te contentes de rêver.
C eux qui ne travaillent pas ont une vision déformée des choses qu'ils croient pouvoir plier à toutes leurs théories.
La
réalité en effet, c'est ce qui existe effectivement, et cette existence effective se mesure à la résistance qu'elle nous oppose comme aux limites qu'elle nous
impose.
Dicté par la nécessité de vivre, le travail déjoue toutes les illusions : il est l'école de l'expérience.
On ne peut pas rater le réel quand on travaille,
sans quoi on échoue.
L'obéissance à l'ordre de la réalité est le maître mot de la réussite et aucune rêverie ne tient quand il s'agit de vivre.
C ela dit, pour que le travail fût le lien le plus étroit de l'homme et de la réalité, il faudrait que le travailleur laissât celle-ci être ce qu'elle est.
C ar le réel n'est
pas seulement ce qui résiste à l'homme, il est aussi ce qui le transcende et ne peut se ramener à sa subjectivité.
Or c'est à surmonter cette transcendance
que l'homme aspire en travaillant, c'est à bouleverser le donné qu'il s'emploie.
Sous l'aspect où le travail répond au besoin de consommer le monde, il le nie
et se projeter sur la réalité n'est pas le meilleur moyen de la rencontrer.
Il faudrait donc pouvoir montrer qu'en transformant la réalité à notre idée, on la saisit telle qu'elle est en elle-même.
C e qui est une gageure, un pari difficile
à tenir.
1.
L'art imite la nature
Tout travail est la mise en oeuvre d'un savoir-faire, méthode de production ou art.
«Tout art concerne la production [...] ainsi que la théorie des moyens de la
production de tout ce qui peut être ou n'être pas» (A ristote).
A ristote reprend ici Platon qui, dans le Banquet, définissait déjà la poiesis comme «cause de
passage du non-être à l'être» (205 b).
Faire consiste en effet à faire être ce qui peut aussi bien être que n'être pas.
L'art porte sur le contingent.
«Car l'art
ne concerne pas ce qui est ou se produit nécessairement, pas plus que ce qui existe par un effet de la seule nature» (A ristote, EN, V I, 4).
Or, devant l'infini
des possibles et parce que la production qu'est le travail n'est pas création ex nihilo, l'artisan-travailleur a besoin de trouver des règles préexistantes dont
il n'est pas l'origine.
«L'art imite la nature» (A ristote, P hysique, II, 8, 199 a 15-16).
C ette imitation ne désigne pas seulement la copie servile des formes
et mécanismes déjà réalisés par la nature, mais plutôt l'identité profonde des processus téléologiquement réglés dans la nature comme dans l'art.
L'art
n'imite pas les produits de la nature mais son mode de production.
Le produit de l'art est incontestablement sui generis, mais la manière dont on va le faire
est toujours empruntée.
La rectification d'un oeil, la rééducation d'un bras tirent leur efficience des lois de l'optique et du respect de l'anatomie humaine.
La
maison, pour servir d'abri, est bâtie conformément aux lois de la pesanteur : de la pierre pour les fondations, de la brique pour les murs, du bois pour le toit
comme l'arbre dont l'architecte s'est inspiré.
L'art reproduit ainsi les modes de fonctionnement de la réalité naturelle en sorte qu' «il n'y a aucune différence
entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose» et que «toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela
naturelles» (Descartes, Principes, IV , § 203).
En tant donc que travailler n'est pas seulement posséder un art mais en user, force est de reconnaître qu'il est le moyen le plus expédient de se lier à la
réalité puisqu'il la mime.
Kant dit bien «qu'on ne saisit et on ne comprend parfaitement que ce que l'on peut faire soi-même et exécuter d'après des
concepts» (C FJ, § 68).
Le gage de ma parfaite intelligence du fonctionnement d'une radio, c'est de pouvoir la remonter une fois démontée.
Or les «concepts»
dont parle ici Kant équivalent à la pensée des lois de la nature.
Le travailleur, en s'appliquant à produire des oeuvres utiles à l'homme, se fait l'interprète de
règles qu'il n'a point faites.
Des lois physiques pour l'électricien, rationnelles pour le pédagogue, psychologiques pour le commerçant.
« O n ne commande à
la nature qu'en lui obéissant» (R.
Bacon).
On ne commande à la
nature
qu'en
lui
obéissant.
BACON
(Novum Organum)
L e s lois de la nature sont strictement déterminées.
I l n'est pas possible de les
enfreindre.
N o u s ne pouvons qu'y obéir.
C ela ne signifie néanmoins pas que nous
soyons soumis à la nature.
Le projet technique consiste à utiliser les lois de la nature
pour notre utilité.
A insi, en obéissant aux lois de la nature, on peut la commander.
La
liberté n'est pas dans l'absence de contrainte mais dans l'utilisation raisonnée de ces
contraintes.
Le travail est l'exercice quotidien de cette obéissance, de cette soumission intelligente au réel.
«Intelligente» car le travailleur ne copie pas le réel, il en
ressaisit la dynamique profonde pour la faire servir à ses propres fins.
Le réalisme du travail tient aussi au caractère singulier, individuel, du terme auquel il aboutit.
En touchant à la matière — à comprendre au sens large
comme ce dont une chose est faite —, le travailleur touche au principe même de toute individuation.
Monter une entreprise, c'est en prendre à bras le corps
tous les éléments (capitaux, fournisseurs, bâtiments, personnel) et les faire fonctionner pour les rendre féconds.
Les ergonomes en tous genres en restent à
des considérations abstraites qui les dispensent de vérifier ce qu'ils croient trop souvent avoir repéré de l'ordre du monde.
Le travailleur lui, comme
l'expérimentateur, est bien contraint d'éprouver la solidité de ses hypothèses.
Il n'y a qu'un maçon, un menuisier et un médecin à savoir ce qu'est la pierre,
le bois et le corps humain parce qu'il n'y a qu'eux à les manipuler.
Ce qu'est la réalité, c'est ce dont elle est capable et ce dont elle est capable seuls ceux
qui la refaçonnent le savent.
C 'est donc en tant que mimesis de l'énergie naturelle, assimilation pratique et féconde du dynamisme du réel au profit d'oeuvres utiles que le travail établit
un lien particulièrement étroit avec la réalité.
Tout ce raisonnement repose cependant sur une identification fort discutable : celle de la poiesis et de la nature.
Mimer la réalité ce n'est pas l'enfanter.
L'étroitesse du lien entre deux choses est toujours faite de l'immanence de l'une (le générateur) à l'autre (l'engendré).
Or, l'extériorité de l'oeuvre à son
agent, leur caractère séparable, interdit d'affirmer que l'art est assimilation de et à la nature.
Dans celle-ci, matière, forme, fin et agent sont confondus :
c'est la nature précisément, «principe premier, par soi, intrinsèque à la chose».
Dans l'art au contraire, ceux-là sont distincts : l'agent est autre que son
idée directrice, le matériau autre que la structure qu'on lui impose.
Travailler c'est donc toujours travailler quelque chose d'extérieur à soi et qui échappe en
partie à l'agent et garde son opacité faute de lui être intérieur.
Tout cela fait que le travailleur
rejoue en somme des puissances qui le dépassent.
Pas plus que le magicien ne pénètre les secrets de la nature pour s'en servir symboliquement, pas plus
l'ouvrier ne le fait pour en user efficacement.
Que le travailleur soit manoeuvre ou concepteur, il reste l'exécutant de la nature, l'interprète de la réalité.
Or
l'interprète d'un poème n'est pas celui qui le comprend le mieux.
C 'est le poète qui est au coeur du poème et de qui le poème sourd qui le peut.
«L'art imite
la nature», mais précisément il n'est pas la nature.
Il faudrait que le travailleur fût principe conscient de tout l'être de la chose ouvrée pour qu'il la connût
vraiment.
Tel n'est pas le cas.
Les limites que la nature impose à l'art et qui encadrent l'action de l'artisan ne sont pas le garant de sa compréhension de la
réalité : elles sont celui de son efficacité.
Le praticien ne pénètre donc pas les raisons de la nature, il n'en pénètre que le comment..
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