Aide en Philo

Le concret est-il de l'abstrait rendu familier par l'usage

Extrait du document

« « Le concret, c'est de l'abstrait rendu familier par l'usage ».

Expliquez et discutez, s'il y a lieu, cette affirmation de Paul Langevin, en vous appuyant sur des exemples empruntés à votre expérience scientifique. Introduction.

— Il est classique d'opposer le concret à l'abstrait.

Est concrète, dit-on, la représentation comportant, sinon tous les caractères de l'objet en question, du moins tous ceux qu'il nous est donné de percevoir ; à la limite, ce serait une sorte de double de la perception.

De cette perception au contraire, ou de l'objet dont il s'agit, l'idée abstraite élimine diverses données et ne retient que les caractères essentiels, ceux qui figurent dans une définition logique. A la conception classique semble s'opposer cette remarque de Paul Langevin : « Le concret, c'est de l'abstrait rendu familier par l'usage ». Comment expliquer cette assertion du grand physicien et que faut-il en penser ? I.

— EXPLICATION Pour comprendre la remarque de Langevin, il nous suffira d'évoquer certaines réponses faites à nos professeurs et dont ils se montrent insatisfaits. Il leur arrive, lorsque nous nous attardons à des généralités sur la passion, par exemple, sur les vertébrés ou sur les cryptogames, de nous interpeller pour contrôler si nous savons bien de quoi exactement nous parlons : « donnez-moi donc des exemples concrets ».

En effet, les idées générales sont nécessairement abstraites, et à un certain niveau de généralité, l'esprit opère sur des signes conventionnels qui par eux-mêmes ne disent rien au profane qui les perçoit.

C'est le cas des mathématiques.

La psychologie et la biologie n'en sont guère là.

L'élève, néanmoins peut répéter des mots dont il ne sait pas exactement à quoi ils correspondent.

Il fait preuve de ce savoir s'il peut énumérer quelques objets de pensée qui entrent dans l'extension du terme sur lequel il est interrogé. Mais les exemples qu'il apporte, comme amour et haine, poisson et reptile, polyèdre et décagone, sont eux-mêmes des termes abstraits, et le professeur pourrait renouveler sa demande : donnez-moi des exemples concrets d'amour, de poisson, etc., et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'on arrive à la réalité individuelle qui, seule, correspond intégralement à la notion de concret : mon amour de ma fiancée, cette truite que je détache de l'hameçon, etc. Bien plus, nous ne pouvons parler de ces êtres individuels et penser à eux qu'au moyen de termes abstraits et de notions abstraites : dans « cette truite », « truite » est un terme général et donc abstrait ; c'est le geste impliqué dans « cette » qui l'applique à un individu déterminé et lui donne une acception concrète. La pensée humaine, et avant tout la pensée scientifique, est donc confinée dans le général : « il n'y a de science que du général », répète-t-on après Aristote, donc dans l'abstrait.

L'exception des noms propres n'est qu'apparente ; en effet, qu'il s'agisse de noms d'hommes, d'animaux ou de réalités géographiques, ces mots n'ont de sens que par référence soit à une expérience vécue, soit 'à des noms communs qui sont toujours généraux et abstraits : si vous ne comprenez pas ce que désigne sur mes lèvres le nom de « Casar », je ne vous le ferai comprendre qu'en vous disant : c'est mon chien », ou en vous montrant l'animal du doigt.

Pensée et langage se situent toujours au plan de l'abstrait et du général. Mais il y a des degrés dans l'abstraction et dans la généralité : « vivant » est plus abstrait qu' « animal », « animal » plus abstrait que « chien », « chien » plus abstrait qu' « épagneul »...

J'ai vu et caressé des épagneuls dont je puis dire qu'ils ne sont qu'épagneuls, en ce sens que, dans la classification animale, cette race ne comporte pas de subdivision.

Je vois l'épagneul en imagination, et l'image que je m'en forme est assez proche de la réalité : je ne suis pas loin du concret idéal. Je n'en suis pas loin parce que l'épagneul m'est familier ; je l'ai vu bien souvent, j'ai promené ma main sur son échine, je l'ai fait se dresser sur ses pattes de derrière...

Il en serait tout autrement d'un animal que je ne connaîtrais que par la définition d'un dictionnaire : notionnellement, cette définition serait aussi concrète que celle de l'épagneul, mais réellement, pour moi, elle se situerait à un bien plus haut degré d'abstraction. Voilà comment, nous semble-t-il, peut s'expliquer la remarque de Langevin : « Le concret, c'est de l'abstrait rendu familier par l'usage ». II — DISCUSSION L'explication que nous venons de proposer se fonde sur la simple psychologie d'observation.

Ce furent aussi, à notre sens, (les observations de cet ordre qui suggérèrent à Langevin la remarque soumise à notre critique.

Dans la circonstance, il se comporta en psychologue, voire en psychologue moraliste, plus qu'en épistémologue ou en logicien.

C'est dans le langage de tout le monde qu'il formula son observation, et non dans le vocabulaire précis des philosophes et des savants. En dehors des cercles proprement intellectuels, on entend qualifier d'abstraite toute étude jugée de compréhension difficile.

Or, bien souvent, l'auteur ne s'élève guère au-dessus de l'abstraction de la pensée ordinaire ; seulement il traite de problèmes et use d'un vocabulaire qui ne sont pas familiers aux lecteurs de culture modeste.

Plus cultivés ou une fois familiarisés par l'usage avec l'objet de l'étude en question, celle-ci leur paraîtrait aussi concrète que l'éditorial du quotidien qu'ils lisent tous les jours et sans le déclarer abstrait. Toutefois, avouons-le, ce vocabulaire est impropre.

S'il avait parlé de nombres imaginaires ou irrationnels, d'égalité ou de différence, de nécessité ou de contingence — termes que l'usage a rendus familiers au savant —, Langevin ne leur aurait pas reconnu le caractère concret que nous attribuons aux images poétiques. Compris comme il se doit, « concret » n'a donc pas de rapport avec « familier ».

Des idées familières au philosophe, des formules mathématiques dont l'ingénieur fait un usage constant, restent d'une haute abstraction.

Inversement, une machine fort compliquée dont un technicien m'explique le fonctionnement, quoique concrète, ne m'est pas familière ; si elle est devenue familière au technicien, cette familiarité n'est pas due à l'usage qui, du même coup, l'aurait rendue concrète : au contraire.

c'est par le détour de l'abstrait, par l'étude des lois physiques, qu'il s'est rendu capable de comprendre son fonctionnement et d'en parler comme d'une chose familière ; l'usage n'est venu qu'après coup. Nous ne pouvons donc retenir la remarque de Langevin que comme la formulation en langage vulgaire, et par suite impropre, de l'impression produite par certains exposés.

A prendre les mots dans l'acception reçue parmi les philosophes et les savants, on ne peut pas dire que le concret soit « de l'abstrait rendu familier par l'usage ». Conclusion.

— Nous avons pu l'entrevoir au cours de l'exposé qui précède : notre pensée n'enregistre ni de pures abstractions, ni des représentations véritablement concrètes ; elle évolue entre ces deux pôles par d'incessantes allées et venues.

Il reste toujours quelque résidu de concret dans nos conceptions abstraites et quelque amorce d'abstraction dans nos vues concrètes.

Voilà, sans doute, ce qui explique l'impropriété de formulations dont Langevin nous a donné un exemple.. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles