L'ABSTRAIT ET LE CONCRET ?
Extrait du document
«
L'opposition de l'abstrait et du concret est tout à fait banale ; d'ordinaire les « abstractions » ont mauvaise presse tandis que le concret
jouit d'une bonne réputation.
Mais il nous faut commencer par préciser exactement ce qu'il faut entendre par « abstrait » et « concret
», afin d'apprécier ensuite, en toute connaissance de cause, leur valeur respective.
L'abstraction, dit le Vocabulaire de M.
Lalande, c'est « l'action de l'esprit considérant à part un élément d'une représentation en portant
spécialement l'attention sur lui et en négligeant les autres ».
Le concret c'est tout ce qui est réellement donné à la représentation : ce
livre qui est là, devant moi, épais, de couleur verte, qui est donné à ma perception avec toutes ses qualités propres, appartient au «
concret ».
Le concret ne s'identifie nullement au matériel mais plutôt au vécu, à l'immédiat.
Le sentiment de haine ou d'amour que
j'éprouve n'est pas quelque chose de matériel, mais c'est un état de conscience concret est abstrait en revanche tout ce qui est pensé
à part sans être donné à part.
L'idée d'homme est une idée abstraite, car ce n'est jamais « l'homme » qui est donné à ma
représentation, mais M.
Martin ou M.
Durand ou M.
Smith qui sont des individus concrets.
Cependant, une opération mentale me
permet d'abstraire,
c'est-à-dire de concevoir séparément un certain nombre de caractères communs à M.
Martin, à M.
Durand, à M.
Smith et à tous les
hommes.
On conçoit donc que l'abstrait est tout à la fois plus et moins que le concret.
L'abstrait est plus que le concret parce qu'une réalité
concrète est toujours une réalité singulière.
Au contraire l'idée abstraite, justement parce qu'elle est abstraite, est générale.
L'idée
d'homme convient pour parler de tous les hommes universellement.
C'est pourquoi les philosophes du Moyen Age désignaient les idées
abstraites sous le nom d'universaux.
Mais l'abstrait est moins que le concret puisqu'il représente une partie du donné que l'esprit a détaché de l'ensemble pour le considérer
à part.
Et comprenons bien que l'abstraction est autre chose qu'une division, qu'une analyse ; par exemple disséquer un organisme ou
bien faire l'analyse chimique de l'eau ce n'est pas abstraire, car les organes ou bien les éléments chimiques analysés sont donnés à la
représentation, dans leur réalité singulière et concrète ; l'abstraction, dit M.
Lalande, « isole par la pensée ce qui ne peut être isolé par
la représentation ».
Pour Hegel, l'abstrait, c'est ce qui est coupé de ses relations réelles avec le reste, tandis que le concret c'est ce qui
est pleinement déterminé par toutes ses relations ; le concret c'est le réel en sa plénitude, c'est le total.
Nous comprenons mieux à présent pourquoi les « abstractions » sont le plus souvent considérées péjorativement.
C'est que l'abstrait
paraît éloigné du réel.
Les philosophes empiristes vont jusqu'à dire que la pensée abstraite n'existe pas et que nous n'avons que des
illusions d'abstraction ! D'après Berkeley je n'ai pas d'idée de l'homme en général car quand je pense à « l'homme » il faut bien que je
me présente un individu particulier, petit ou grand, gros ou maigre, etc...
l'illusion viendrait ici du langage.
Devant M.
Martin, M.
Durand, M.
Smith, je prononce le même mot « homme ».
Ce mot lui-même est concret, il est quand je le prononce un bruit particulier,
une image sonore que par habitude j'associe à diverses images visuelles.
Des images concrètes et un nom, voilà tout ce qu'il y a dans
la soi-disant idée abstraite si nous en croyons les « nominalistes ».
Mais pourquoi cette tendance à attribuer un nom unique à divers
individus ?
Selon Bergson et selon Laporte, c'est le besoin vital qui susciterait les abstractions.
Si nous sommes capables d'avoir des notions
générales c'est parce que nous ne sommes pas de purs esprits, parce que nos tendances modèlent nos pensées ; si j'ai très soif et
qu'on nie présente un verre de vin rouge, une canette de bière ou un peu d'eau fraîche, devant ces trois liquides différents j'aurai la
même attitude, je porterai le récipient à mes lèvres ; l'origine du concept abstrait de boisson est donc biologique : c'est ma soif qui me
fait découvrir ce qu'il y a de commun dans ces trois liquides.
Ce sont nos tendances et nos gestes qui dégagent des ressemblances
entre les choses, chacun de nos besoins étant susceptible d'être satisfait par tout une classe d'objets.
Même les abstractions plus
savantes demeurent liées à l'action.
Bergson a bien montré que le langage et la science n'est qu'un langage très perfectionné et très
précis — n'est pas autre chose que l'instrument de l'action matérielle et collective des hommes aux prises avec le monde.
Seulement
cette origine sociale et pragmatique de l'abstraction la disqualifie quand il s'agit de connaître les réalités spirituelles, la vie intérieure, et
la durée qui est la substance même de l'Être.
"Il n'y a d'universel, disait Valéry, que ce qui est assez grossier pour l'être".
Au concept
abstrait qui n'exprime une chose que par des caractères qui ne lui sont pas propres, Bergson entend substituer comme instrument de
connaissance véritable, l'intuition qui est le contact direct avec le concret, qui est « une sympathie par laquelle on se transporte à
l'intérieur » de l'être même.
Seulement cette intuition qui est révélation du concret, qui réalise le rêve claudelien d'une connaissance qui serait co-naissance, est
par elle-même ineffable.
Elle est une communion avec chaque existence singulière o en ce qu'elle a d'unique et d'inexprimable n.
Étant
muette, elle reste solitaire et impuissante.
Si elle veut se communiquer Bergson a publié de nombreux ouvrages ! il faut bien qu'elle
compose avec le langage et la pensée abstraite, il faut bien, c'est la formule même de Bergson, qu'elle "se loge dans des concepts".
Nul ne veut perdre le concret, nul ne veut se couper du réel, mais peut-être est-ce la pensée la plus abstraite qui est en définitive la
plus riche et celle qui nous permet de rejoindre le mieux la réalité.
Brunschvicg, dans son petit ouvrage « Les âges de l'intelligence »,
dénonce le quiproquo fondamental qui inspire la querelle de l'abstrait et du concret.
Il souligne que s'il est des' abstractions d'origine
biologique ou sociale, qui sont plus pauvres que le concret qu'elles schématisent, l'abstrait pensé, l'abstrait mathématique est en
quelque sorte plus riche que le concret qu'il rend intelligible « en le sous-tendant par un réseau continu de relations ».
Brunschvicg
dénonce la répulsion des contemporains.
"amants ivres de chair", à l'égard d'un rationalisme "qu'ils traitent volontiers d'exsangue".
Il
cite à ce propos une anecdote amusante de l'humoriste La Fouchardière.
C'est l'histoire d'un vieux bourgeois fort avare qui à l'occasion
d'un anniversaire se vit obligé de faire un cadeau à son neveu âgé de trois ans.
Devant la famille ébahie, il tend à l'enfant un billet de
cinq mille francs niais de l'autre il tire de sa poche une superbe orange.
Choisis ! dit l'oncle au neveu.
A trois ans l'homme est encore
empiriste et le vieil avare peut remettre le billet dans son portefeuille ! En réalité il convient de distinguer l'objet, le point de départ de
la connaissance qui est toujours une réalité concrète, et l'instrument par lequel l'esprit parvient à posséder cette réalité ; or cet
instrument est toujours la pensée abstraite, la seule qui soit communicable , Si je dis : "Le professeur s'est assis sur la chaise",
j'évoque un donné tout à fait concret, mais il faut bien comprendre que ma phrase elle-même n'est qu'un tissu d'abstractions.
Pour
décrire un événement particulier, j'utilise des concepts généraux, le concept de professeur, le concept de chaise et des relations entre
ces concepts.
Toute pensée, en tant que pensée est abstraite parce que la pensée substitue à la présence du monde une re-présentation symbolique.
Que ces symboles soient ceux du langage trivial ou de la science la plus complexe, il s'agit toujours d'abstractions.
S'il convient
cependant d'accorder une valeur au concret aussi bien qu'à l'abstrait, c'est parce que la pensée n'est pas tout, et que le domaine du
vécu conserve sa valeur propre.
« Il m'est égal de lire que les sables des plages sont chauds, écrit André Gide, je veux que mes pieds
nus le sentent.
n Et dire, comme le Manifeste de l'École de Vienne, que " dans l'optique physique n'intervient que ce que l'aveugle peut
en principe comprendre lui-même", c'est tout à la fois signifier la puissance et les limites de la connaissance abstraite..
»
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