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« l'art, c'est l'homme ajouté à la nature. » Commentez cette formule de Bacon

Extrait du document

« Position de la question.

L'art a été souvent défini comme une imitation de la nature, et tout l'art dit « réaliste » s'est présenté lui-même comme une copie, une reproduction objective et quasi expérimentale du réel.

Dans une telle conception, le beau serait donc déjà donné dans la nature. 1.

L'art et la nature. Nous montrerons bientôt que cette conception exprime très mal la fonction et l'essence même de l'art.

Mais il nous faut d'abord faire la part des éléments de vérité qu'elle contient. A.

— On a parfois présenté l'art comme une pure expression de la subjectivité, comme un « phénomène exclusif du moi ».

On a insisté sur le rôle de la rêverie, de l'inspiration, de l'intuition, des facteurs irréfléchis dans la création esthétique.

Par réaction contre ce subjectivisme, il est bon de marquer que l'oeuvre d'art exige toujours un objet, qu'elle s'incarne dans une matière, toujours plus ou moins empruntée à la nature. B.

— Reconnaissons aussi que certaines époques ou certaines formes d'art semblent s'être complu soit dans l'imitation, soit dans la contemplation passive de la nature.

On sait que BERGSON a soutenu que le propre de l'art est « d'endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité »; les procédés de l'art se rapprocheraient de ceux « par lesquels on obtient ordinairement l'état d'hypnose » (Données immédiates..., p.

11).

— Mais on va voir que ces thèses appellent pas mal de réserves et de limitations. 2.

L'art et l'homme. A.

— Admettons que l'art soit imitation de la nature, mais il ne peut l'être qu'au sens où l'entendait ARISTOTE : la nature est créatrice de formes, et l'homme l'imite en ce sens qu'il se fait lui aussi créateur.

Jamais l'imitation ne peut être purement passive.

Même dans la perception courante, utilitaire des objets — et l'on verra que la perception esthétique en est très différente — l'esprit adopte une certaine optique, se place à un certain point de vue, et de ce point de vue il reconstruit déjà dans une certaine mesure l'objet.

La perception est déjà « l'homme ajouté à la nature ».

La thèse qui réduit l'état esthétique à une contemplation passive appelle les mêmes réserves : « Dans tous les cas, observe R.

BAYER, il y a l'oeuvre...

C'est ce que n'a pas vu BERGSON : l'esthétique ne peut pas être une théologie négative, ni une pure contemplation.

Il y a toujours un élément actif : il n'y a pas de nirvana en esthétique.

On ne contemple pas sans plus; toute esthétique est une activité parce qu'il y a toujours un acte à faire.

» A plus forte raison en est-il ainsi quand il s'agit de reproduire ce que nous percevons ou contemplons : « Nous imitons dans la mesure où nous savons faire.

L'enfant a son genre d'imitation...

Plus tard, il s'exerce à ce qu'il ne sait pas, mais alors c'est un travail et non un automatisme.

L'état esthétique ne nous semble donc pas naître d'imitation.

L'animation des choses, la création d'objets animés, c'est la perception poussée à son terme, construite; c'est le travail même de la perception qui, laissée à ellemême, s'épanouit d'un coup dans l'animation des choses » (R.

BAYER). B.

— Il y a cependant une différence essentielle entre la perception ordinaire et la perception du beau. Certains auteurs ont cru pouvoir ramener celle-ci aux lois de la perception des « formes » telles que les enseigne la théorie gestaltiste : « Le maximum de fermeté, de clarté et de bonne disposition fait la bonne forme », écrit G.

GURVITCH.

Mais, objecte R.

BAYER, « il n'y a aucune tendance à la " bonne forme " en art...

GURVITCH traite quantitativement la qualité esthétique; tout au plus y ajoute-t-il des vecteurs, mais jamais des schèmes sensibles avec la dialectique qui leur est propre.

La perception des relations... n'a pas [ici] la rigidité d'une véritable perception comme dans la théorie de la forme...

Elle n'est pas du donné, mais plutôt du trouvé, et cela, en vertu de consignes : c'est la différence de l'esthétique et des réflexes conditionnés...

Le sujet qui s'en tient, comme le vulgaire, et qui prend plaisir aux " bonnes formes ", symétrie, angle droit, prouve par là qu'il n'est point encore dans la perception esthétique ».

En ce sens, « l'objet esthétique est distinct de la chose sensible que considère le regard vulgaire ». C.

— C'est pourquoi la part à faire à l'activité de l'esprit, à l'intervention de l'homme, est beaucoup plus grande dans la perception esthétique que dans la perception courante.

Il suffit d'ailleurs de comparer la vision de la nature chez ceux qui, à diverses époques, prétendent la peindre ou l'imiter, par exemple chez les artistes ou les écrivains du XVIIe siècle et chez ceux de l'époque romantique, pour se rendre compte de la part de l'humain dans cette vision : à la nature agréable, gracieuse, souriante des pastorales de BOUCHER ou de WATTEAU et des jardins anglais succèdent la nature tourmentée, dramatique, parfois tragique, des GÉRICAULT et des DELACROIX et la poésie des ruines.

Tout le monde connaît la phrase d'AMIEL : « Un paysage est un état de l'âme.

» Léonard de Vinci avait dit beaucoup plus tôt : « Toute peinture est chose mentale.

» De fait, « les sites romantiques, le jardin à la française sont autant d'assonances à des états d'âme.

Un artiste, comme MONET OU d'autres, fait surgir d'un paysage, banal pour tout autre oeil, une analyse profonde » (BAYER). D.

— Mais on peut aller plus loin encore.

Non seulement, comme le dit BACON, l'art est alors « l'homme ajouté à la nature ».

On peut dire bien souvent que c'est l'homme substitué à la nature.

En effet, comme l'ont montré bien des auteurs et comme y a insisté surtout, de nos jours, André MALRAUX, l'art est créateur, non pas seulement en ce sens qu'il crée des formes ou des images nouvelles, mais en ce sens qu'il crée un autre monde, « un monde étranger au réel ».

L'art, écrit H.

DELACROIX (Psych.

de l'art, p.

452), est avant tout « la création d'un monde où l'esprit s'épanouit et que l'accord de toute l'âme concourt à former ».

C'est par là peut-être qu'il se rapproche le plus du jeu avec lequel on a voulu parfois — exagérément — l'identifier.

Le jeu implique déjà une « mentalité visionnaire ».

« Dans les jeux d'enfants, écrit R.

BAYER, nous entendons souvent ces phrases : " Tu serais ceci, et puis moi je ferais cela ".

C'est là un exercice d'imagination pour se créer une vie à sa fantaisie...

L'art n'est pas autre chose chez l'homme.

Mais il s'impose des limites plus étroites de crédibilité, de vraisemblance pour empêcher l'esprit critique, frein plus fort que chez l'enfant, de fonctionner et d'arrêter l'élan.

Il s'impose également des limites techniques pour une adaptation supérieure, une préparation à l'éternel, et comme un préexercice, illusoire ou non, surhumain ou divin, tourné vers l'avenir de ce monde-ci ou vers l'espérance d'un autre, d'une vie illimitée ou tout au moins mieux adaptée.

» — C'est en ce sens qu'on a pu relever certaines affinités entre l'art et la religion. Conclusion.

Il est donc bien vrai que, dans la création esthétique, l'homme vient s'ajouter à la nature et, en ce sens déjà, c'est bien lui qui crée la beauté : celle-ci n'est pas dans les choses, elle est dans l'âme du créateur ou du contemplateur.

Mais il y a plus : on peut dire que l'homme se substitue à la nature, dans la mesure où, à la place de la vision empirique et utilitaire du monde, il construit « un autre monde » qui répond aux aspirations les plus élevées de l'âme humaine.. »

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