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La pratique de la science est-elle une école de moralité ?

Extrait du document

« Position de la question.

On voit surtout dans la science un savoir.

Beaucoup sont même surtout sensibles aujourd'hui à sa valeur pratique, à ses applications techniques.

Mais la science n'a-t-elle pas aussi une autre valeur, une valeur éducative, à la fois intellectuelle et morale? I.

Science et qualités intellectuelles. L'étude et la pratique des sciences peuvent-elles, d'abord, développer des qualités intellectuelles ? Tout dépend de la façon dont elles sont orientées.

N'hésitons pas à dire qu'il y a une façon de cultiver les sciences qui se répand de plus en plus aujourd'hui, et qui, fascinée par les exigences de la seule technique, risque d'aboutir à une véritable inculture.

Mais ces déviations sont dues à ce que l'on n'a en vue que les applications pratiques.

La science authentique est tout autre chose.

Celle-ci peut développer des qualités d'esprit qui sont indispensables à la culture de l'esprit. A.

— C'est ainsi que les Mathématiques peuvent contribuer de plusieurs façons à éduquer l'intelligence.

— 1° Elles nous donnent le goût des idées claires et précises, des définitions rigoureuses, et nous enseignent ainsi à nous défier de l'a peu près qui est la mort de la recherche intellectuelle.

Le langage mathématique, disait le mathématicien J.-B.

FOURIER, «n'a point de signe pour exprimer les idées confuses».

— 2° Elles nous apprennent aussi à raisonner d'une façon rigoureuse, à poser clairement, à formuler explicitement nos principes et nos hypothèses, et à en déduire rationnellement les conséquences.

— 3° Ce serait une erreur de croire d'ailleurs que les Mathématiques ne font appel qu'à « l'esprit de géométrie » : elles exigent bien souvent aussi, du moins dans la recherche, de « l'esprit de finesse » et certains dons d'intuition. B.

— La pratique exclusive des Mathématiques présente cependant un danger.

« Si nous arrivons à une intelligence parfaite des choses mathématiques, écrit E.

DURKHEIM dans L'Education morale, c'est en raison de leur extrême simplicité.

» D'où la tendance, qui caractérise un certain esprit cartésien, à tout ramener à des éléments simples et que Durkheim, préludant à certaines critiques de Bachelard, dénonce comme pouvant conduire à un « rationalisme simpliste » (Ouv.

cité, p.

286).

C'est ici que les Sciences expérimentales viendront utilement compléter les Mathématiques.

— 1° La pratique de ces Sciences qui, contrairement aux Mathématiques, se situent sur le terrain, non des notions idéales, mais du réel, développera l'esprit d'observation et le souci de l'objectivité.

Savoir soumettre ses idées à l'épreuve du réel et au contrôle de l'expérience est un des éléments essentiels de la culture intellectuelle.

— 2° Ce « sens du réel » inspirera aussi le sens de la complexité des choses, autre élément important de la culture.

C'est ainsi, comme le dit très bien DURKHEIM (OUV.

cité, p.

301), qu'on pourra acquérir «le sens de l'écart qu'il y a entre la simplicité de notre esprit et la complexité des choses : car c'est précisément à mesure que les hommes se sont rendu compte de cet écart qu'ils ont aussi reconnu la nécessité de la méthode expérimentale ».

Plus que toutes les autres, les sciences de la vie sont capables de nous faire comprendre « ce qu'il y a de complexe dans les choses et ce que cette complexité a de parfaitement réel» (Ibid., p.

302).

Et Durkheim ne manque pas d'étendre cette remarque aux Sciences sociales, lesquelles nous feront reconnaître que ce tout complexe qu'est une société est lui aussi une réalité.

— 3° Enfin les Sciences expérimentales peuvent donner à ceux qui les cultivent, ces deux qualités d'esprit, en apparence opposées, mais en réalité complémentaires : le goût du risque intellectuel et la prudence dans les affirmations. Ici, en effet, le savant doit risquer une idée, l'hypothèse ; il doit anticiper sur la confirmation par les faits, d'autant plus que l'hypothèse, étant déjà générale, dépasse de beaucoup les observations ou expériences particulières qui l'ont suggérée.

Mais, d'autre part, le savant fait preuve de prudence intellectuelle en posant cette hypothèse beaucoup plus « comme une question » (Cl.

Bernard) que comme une idée définitive : d'où le rôle de l'esprit critique.

Cette « conduite expérimentale » est, selon le psychologue Pierre JANET, une des formes les plus élevées de la conduite et de l'intelligence humaines. II.

Science et qualités morales. Plus délicat est le problème de savoir si la pratique des sciences peut contribuer à l'éducation morale.

« Ce n'est pas, a-t-on dit, en apprenant comment les corps tombent ou comment l'estomac digère que nous saurons nous conduire avec les hommes...

[Mais, en réalité,] même les sciences du monde matériel ne sont pas sans jouer un rôle important dans la formation du caractère moral » (DURKHEIM). A.

— D'abord, par son contenu même, par le savoir qu'elle nous apporte, la science peut, soit dissiper des préjugés funestes, — le préjugé raciste par exemple, — soit pénétrer notre esprit de certaines idées générales qui ne sont pas sans utilité du point de vue moral : c'est ainsi que l'idée du déterminisme, qu'il ne faut pas confondre avec le fatalisme, nous montre qu'aucun de nos actes n'est sans conséquence, et qu'elle peut contribuer, si elle est bien comprise, à aiguiser en nous le sens de nos responsabilités ; l'idée de l'évolution nous donne le sens du devenir, mais nous apprend en même temps que les transformations du monde ne se font pas au hasard, mais selon des lois, ce qui n'est pas sans intérêt pour la morale sociale. B.

— Mais c'est surtout par sa forme, par son esprit, que la connaissance scientifique peut éduquer la conscience morale.

— 1° Elle le peut d'abord en tant qu'elle est une culture de l'intelligence et de la raison.

Il y a en effet des éléments intellectuels de la moralité.

Tout ce qui assure la prédominance de la raison sur les impulsions sensibles et les instincts, tout ce qui favorise l'attitude réflexive et la conscience de soi, est un gain, du point de vue moral.

— 2° Bien mieux, chacune des qualités intellectuelles- qui constituent l'esprit scientifique présente un intérêt éthique, à tel point que le logicien GOBLOT a pu soutenir que cet esprit est fait surtout «de qualités morales».

Il n'est pas jusqu'à des qualités telles que le souci de précision, le goût des idées claires et même l'esprit critique qui ne soient précieuses à cet égard.

— 3° II n'y a d'ailleurs pas seulement dans l'esprit scientifique des qualités intellectuelles, mais aussi des qualités du coeur et de 'la volonté : amour du vrai, courage moral, désintéressement et dévouement à l'oeuvre entreprise.

« II s'en faut, écrit un grand savant contemporain, que le progrès scientifique ne doive rien au sentiment.

S'il existe, c'est parce que des hommes ont aimé ou aiment la Science.

Ecoutant le jeune Pasteur lui exposer ses découvertes sur les isomères optiques, le vieux Biot lui disait : " Mon cher enfant, j'ai tant aimé les sciences que cela me fait battre le coeur ! " » (L.

DE BHOGLIE, in La Méthode dans les sciences modernes, p.

p.

LE LIONNAIS, p.

251). Conclusion.

L'étude et surtout la pratique des sciences, si elles sont bien orientées, sont capables de contribuer à la fois à la culture de l'esprit et à la formation, voire à raffinement de la conscience morale.

Il va de soi toutefois qu'elles ne suffisent pas.

Une véritable culture et, à plus forte raison, une authentique moralité exigent que l'on soit capable de s'élever au-dessus des points de vue toujours un peu spéciaux de la science (d'où la nécessité d'une certaine culture philosophique) et que l'on fasse plus largement place que ne peut le faire le savoir scientifique aux éléments affectifs de la nature humaine (d'où la nécessité d'une culture littéraire et esthétique).. »

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