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La mémoire nous libère-t-elle de l'actualité ?

Extrait du document

« L'existence humaine, au XXe siècle, connaît un rythme de plus en plus rapide.

Non seulement parce que les moyens de déplacement ou la mécanisation des tâches permettent de gagner du temps — mais aussi parce que les moyens d'information transmettent les événements de plus en plus vite, presque à chaud. Ainsi peut-on prétendre être informé de l'actualité, et pas seulement locale comme naguère, mais bien mondiale. Mais l'actualité est par définition ce qui change : comment, dans cette accumulation de données, trouver le recul nécessaire pour déceler le sens des événements (et d'abord pour me poser la question de leur sens)? La mémoire est-elle, de ce point de vue, nécessaire? L'homme contemporain est pris dans un réseau d'informations qui couvre désormais la planète entière: journaux quotidiens, radios et chaînes de télévision font état du moindre événement dès qu'il se produit, et l'on peut assister en direct à n'importe quel conflit (ou du moins en avoir l'impression). Une telle situation n'a pas que des avantages : l'accumulation des informations aboutit en effet à leur uniformisation en même temps qu'à leur vieillissement accéléré.

A peine a-t-on appris une déclaration politique ou l'ouverture d'un procès « retentissant » qu'une nouvelle déclaration remplace la première, qu'un conflit mondial annule l'importance pourtant d'abord affirmée du procès.

Dans cette surenchère à l'actualité la plus immédiate, ce qui a tendance à se perdre, c'est l'importance relative des événements: un fait divers est aussi préoccupant qu'une famine au Sahel puisqu'il occupe autant de temps à l'antenne — mais c'est aussi leur signification: puisque tout est racontable dans les plus brefs délais, n'est-ce pas que tout se vaut, que tout est également « consommable» et donc condamné à être oublié? On devine les conséquences : saturé d'informations sur l'actualité, l'esprit ne connaît qu'une temporalité syncopée, qui se résume à des moments présents inlassablement substituables l'un à l'autre.

Un tel repliement sur le «présent» interdirait la mise en perspective des événements, condition minimale pour la manifestation de leur signification. Un événement ne surgit pourtant pas du néant: il a des causes plus ou moins proches, des antécédents, et ne peut s'expliquer que par ce qui l'a ainsi précédé.

Le paradoxe de l'information contemporaine est que, prétendant dire un maximum de choses, elle ne produit que des micro-informations sans épaisseur temporelle.

D'où l'étonnement du public lorsque se produit par exemple une tension internationale particulièrement grave: tout se passe comme si cette situation — qui résulte nécessairement d'un état antérieur — était totalement imprévue, alors même qu'ont sans doute bien été fournies en leur temps, mais sans être inscrites dans une durée suffisante, les informations qui pouvaient permettre de prévoir qu'en effet la situation devrait évoluer dramatiquement.

C'est alors que doivent être fournis des dossiers explicatifs permettant de saisir les origines du phénomène: il apparaît clairement que l'actualité n'est compréhensible que lorsqu'elle est inscrite dans un contexte chronologique, dans une durée plus longue. Le fait d'actualité, pour être répercuté, doit apparaître sous le signe de la nouveauté, du non-répétitif.

Par définition, le nouveau vieillit vite, comme tout objet de consommation qui n'a pas d'autre qualité qu'un coefficient de surprise.

Ainsi en va-t-il dans tous les domaines où le souci d'informer est mêlé à des enjeux économiques, qu'il s'agisse de la musique de variétés, de la «dernière mode» en art ou du film qu'il faut voir d'urgence avant qu'on n'en parle plus. Cette nouveauté vouée à l'éphémère ne doit pas être confondue avec la véritable innovation (en art par exemple) — généralement plus discrètement « lancée » sans l'actualité parce que moins aisément consommable.

Mais pour saisir ce qui les sépare, on a besoin de connaître l'état réel d'un domaine — et donc son histoire, parce qu'elle seule peut fournir des références et des critères d'appréciation. Seul le recours à la mémoire — qu'elle soit celle de l'individu, avec ses connaissances et ses souvenirs propres, ou collective : celle que nous proposent les historiens — semble apte à nous aider à mettre en perspective les événements livrés par l'actualité.

Il est clair que, pour mesurer la portée symbolique du procès intenté à un dirigeant nazi, j'ai besoin de connaître quelque chose de ce que purent être ses méfaits.

Dans un autre domaine, je ne peux apprécier la nouveauté — vantée par l'actualité — d'un film, d'un roman ou d'une pièce de théâtre, que si l'histoire, même proche, de ces arts ne m'est pas tout à fait étrangère. Quel que soit le secteur considéré de l'actualité, le même constat se vérifie: le tri nécessaire dans ce qu'elle déverse et dans la façon dont elle prétend envahir les consciences ne peut être entrepris que grâce aux critères que me livre le passé. Par rapport à l'homme, les espèces animales sont dotées d'une mémoire courte.

On comprend que se priver de ce que nous fournit la nôtre pour mesurer l'actualité serait se condamner à des réactions immédiates, à des jugements hâtifs et à une perception totalement superficielle du monde.. »

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