La mémoire n'est-elle que ce qui nous enchaîne au passé ?
Extrait du document
«
Définition des termes du sujet:
PASSÉ: Dimension du temps écoulé dans son irréductible irréversibilité.
D'ordre biologique, pulsionnel, social,
historique ou psychologique, le passé pèse sur l'homme dans le sens du déterminisme, mais, il structure aussi
activement la personnalité sans laquelle la liberté serait impossible ou illusoire.
La liberté qui peut d'ailleurs s'exercer
à l'égard du passé lui-même, dans la mesure où le sens accordé au passé reste du choix de l'individu (cf.
Sartre).
Par sa nature même, la connaissance du passé humain reste, selon les cas, occultée, aléatoire, partielle, subjective,
soumise au moment social; elle laisse ainsi souvent une marge d'indétermination propice aux illusions et à l'action de
l'imaginaire.
MÉMOIRE: 1.
— Faculté de se souvenir ; ensemble des fonctions psychiques par lesquelles nous pouvons nous
représenter le passé comme passé ; BERGSON distingue la mémoire-habitude qui naît de la répétition d'une action et
s'inscrit dans le corps, de la mémoire-souvenir qui, coextensive à la conscience, en retient tous les états au fur et à
mesure qu'ils se produisent.
2.
— Faculté gén.
de conserver de l'information.
3.
— Au sens concret, désigne tout ce
qui est capable de conserver de l'information, et, en part., les organes des ordinateurs ayant cette fonction.
La dimension personnelle de la mémoire est essentielle.
Elle est au centre de la notion et au centre du sujet.
Le
sujet présuppose que la mémoire nous enchaîne au passé.
Soit, la mémoire nous enchaîne au passé, mais il faut se
demander comment cela fonctionne dans le détail : si elle nous enchaîne au passé, est-ce que la mémoire nous y
enferme, empêche tout autre enchaînement, toute connexion avec le présent ou l'avenir ? Vivre dans le passé, c'est
manquer quelque chose, vivre dans une illusion.
La commémoration, qui a quelque chose de figé, de cérémonial, est
hors du temps présent : elle va contre le précepte biblique qui dit : "laissez les morts enterrer les morts".
Elle
enchaîne au passé.
Cependant, la commémoration se vit aussi dans le présent : elle est le signe d'un devoir de
mémoire : se souvenir d'Auschwitz, ça ne sert pas seulement aux gens qui l'ont vécu pour mieux supporter le
présent, c'est utile aussi pour nous.
La mémoire nous permet de penser un futur meilleur, d'avancer en espérant ne
pas refaire les mêmes erreurs, de ne pas retomber dans quelque chose dont on aurait oublié le danger (l'inaction
face à la barbarie).
La mémoire de l'ordinateur pourrait être un contre-exemple de l'enchaînement, et elle peut nous
permettre de mieux comprendre tout processus de mémorisation en général : elle est classée, elle est codée ; c'est
déjà un système de compréhension, toujours en progression, dont on peut toujours réactiver certains "dossiers",
que l'on peut compléter, modifier, dont on peut avoir plusieurs versions.
Ainsi la mémoire n'est pas seulement
attachée au passé, victime passive.
Elle est aussi procédure de choix, de sélection, de code de décodage.
Elle
donne du sens au passé, elle agit sur lui, ne lui est pas simplement attachée.
• Le souvenir, on le sait, s'appauvrit avec le temps.
Demandons à un sujet de dessiner d'après un modèle un motif
d'architecture.
Six mois après, invitons le même sujet à dessiner le même motif, mais cette fois de mémoire.
Le
souvenir s'est « intellectualisé ».
Le dessin fait de mémoire a des formes plus régulières, plus géométriques que le
modèle initial.
Le souvenir a subi une reconstruction dans le sens d'une rationalisation des formes : il se montre
simplifié et appauvri.
• En même temps qu'il se trouve appauvri, le souvenir apparaît d'une autre manière enrichi, et comme transfiguré par
les événements qui lui succèdent et qui ne manqueront pas de se projeter sur lui, à l'occasion des évocations
futures.
Rousseau, rédigeant ses Confessions, évoque avec plaisir ses voyages à pied, ses nuits à la belle étoile, les
aventures picaresques de sa jeunesse besogneuse.
S'il était resté toute sa vie un vagabond, ce passé lui
apparaîtrait moins poétique ! Les réussites de sa maturité contribuent donc à embellir et à poétiser l'évocation de
ses débuts difficiles.
B.
Le refoulement comme moyen de défense
L'infidélité de la mémoire n'est cependant pas un phénomène purement négatif, une simple lacune dans l'évocation.
Elle révèle la présence des préoccupations et des valeurs de la personne qui se souvient.
Freud a bien montré que
l'oubli n'est pas simplement le négatif de la mémoire, mais qu'il est le révélateur de la personne.
J'expulse
involontairement et inconsciemment de ma conscience claire tout ce qui, dans mon passé, m'est insupportable, ce
qui est trop pénible ou contraire aux exigences de ma conscience morale.
Ce qui est oublié n'est pas anéanti, mais «
refoulé » dans l'inconscient.
L'oubli remplit ainsi une fonction de défense.
En refusant l'accès de la conscience aux
représentations liées à nos désirs les plus inavouables, le refoulement préserve l'équilibre de notre psychisme.
C L'oubli, condition du bonheur
Cet oubli peut cependant devenir nocif, notamment si le souvenir refoulé réapparaît sous forme de symptômes
incompréhensibles pour le sujet lui-même.
Mais l'oubli peut être aussi actif et bénéfique.
Comme le montre
Nietzsche, la conservation intégrale du passé dans notre mémoire nous paralyserait complètement et, surtout, nous
empêcherait de jouir de l'instant présent.
« Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance
de l'instant présent ne pourraient exister sans la faculté d'oubli », écrit Nietzsche dans La Généalogie de la morale.
Il
faut donc être parfois capable d'oublier — oublier nos échecs, pour nous lancer dans de nouveaux projets, oublier
nos déceptions amoureuses, pour être capables d'aimer de nouveau...
A côté du mauvais oubli, il y a donc l'oubli
salutaire, signe même de notre liberté..
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