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La langue n'est-elle qu'une vision du monde ?

Extrait du document

« Si la pensée n'existe que par son extériorisation dans le langage, elle dépend de la façon dont le langage est structuré.

Or nous avons vu que chaque langue disposait d'un système propre de mots ou monèmes pour désigner les « objets ».

Ainsi, par exemple, si la langue « le français » ne possède que le singulier ou le pluriel, d'autres langues, comme le grec ancien ou le lithuanien, ont un duel, parfois même, comme les langues mélanésiennes, un triel, ou encore, comme les langues micronésiennes des îles Gilbert, un quadrel.

De même, si certaines langues n'ont qu'un présent ou un passé, d'autres ont également un futur, voire plusieurs formes de futurs ou de passés.

Ces différences dans le découpage des domaines de signification entraînent des articulations différentes de la pensée.

Ainsi, Whorf affirme que les concepts de « temps » et la « matière » ne sont pas, dans leur essence, « exprimés de la même manière par tous les hommes, mais qu'ils dépendent de la nature de la ou des langues qui ont présidé à leur élaboration ». De son côté, Von Humboldt affirme que chaque langue contient « une vision du monde particulière » de sorte qu'elle ne sert pas tant à exprimer la pensée qu'à la conditionner et à la former. On peut admettre avec ces auteurs qu'il y a une certaine incommunicabilité des langues et des divers systèmes de pensée qu'elles traduisent.

Mais la pensée peut se rendre indépendante des structures linguistiques d'une langue particulière, ne serait-ce qu'en utilisant plusieurs langues.

D'autre part, aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l'activité de l'esprit.

Tant il est vrai que « l'essor de la pensée, comme le dit Benvéniste, est lié bien plus aux capacités des hommes, aux conditions générales de la culture, à l'organisation de la société qu'à la nature particulière de la langue ». Naturellement, d'une langue à l'autre, la mise en forme se réalise de manière différente, et parfois considérablement.

Il est difficile de savoir ce qu'il y a lieu de conclure de cette observation déjà ancienne.

Elle est au coeur de l'hypothèse dite de Sapir-Whorf, du nom des linguistes américains qui lui ont donné sa forme la plus dramatique.

« Nous disséquons la nature tracées à l'avance par nos langues maternelles ».

Chaque langue est un système complexe de structures grâce auquel une culture organise les catégories dans lesquelles le locuteur analysera l'expérience, relèvera ou négligera certains types de rapports et de phénomènes, et maîtrisera ses raisonnements.

Etudiant le système verbal du hopi (parlé dans l'Arizona), Whorf montre qu'il ne comporte pas de forme se rapportant directement à l'expression du temps, mais qu'il est en revanche structuré selon des modalités qui relèvent de ce que les grammairiens appellent l'aspect, et contraint par exemple les Hopis à prêter attention aux processus vibratoires ou ondulatoires.

Seraient-ils alors plus proches que ceux qui parlent une langue indo-européenne de la vision du monde que fournit la physique contemporaine ? En le soutenant parfois, Whorf ne semble pas penser que ce genre d'affirmation se retourne contre sa thèse, du moins dans ses versions les plus fortes : car ce sont précisément des savants dont les langues maternelles étaient indo-européennes qui ont élaboré la physique, montrant par là qu'une langue n'impose pas une vision du monde dont il soit impossible de s'affranchir par un travail qui se concrétise dans l'élaboration d'une langue spécialisée permettant d'exprimer les phénomènes considérés. A côté de cet argument spéculatif, nous avons depuis les années soixante-dix des raisons positives pour infirmer la thèse culturaliste.

E.

Rosch, ayant constaté que les Danis (en Nouvelle-Guinée) ne disposent que de deux termes pour les couleurs, dont l'un s'applique aux teintes claires et chaudes, et l'autre aux teintes sombres et froides, se demanda quels effets pouvait avoir un vocabulaire aussi limité sur les comportements relatifs aux couleurs.

Pensant obtenir une confirmation de la position de Whorf, elle soumit les Danis à deux tests distincts, l'un de nomination, l'autre de reconnaissance.

Disposant devant les sujets de son expérience quarante échantillons de teinte ou de clarté différente, elle leur demanda d'abord de les nommer ; ensuite, après avoir montré un échantillon à un Dani, elle le faisait attendre dans l'ombre, puis lui demandait de retrouver l'échantillon parmi les quarante.

La même procédure était reprise avec des Américains.

Au premier test, les résultats furent ceux qu'on attendait : avec leurs deux termes de couleur, les Danis eurent beaucoup de difficultés.

Mais la surprise vint du second test : les Danis reconnaissaient à peu près les couleurs de la même manière que les Américains.

Les différences dans le vocabulaire disponible n'avaient guère d'influence sur les mécanismes de stockage en mémoire ou de rappel : la mémoire et la reconnaissance dépendent moins de la structure du lexique que de celle du système nerveux.

La relativité culturelle a des effets beaucoup plus limités qu'on ne s'y attendait. Pour conclure sur ce point, nous dirons donc que la langue que nous partageons avec les membres de notre société met à notre disposition commune une première mise en forme de l'expérience et permet ainsi la communication, mais que cette mise en forme en constitue pas une prison infranchissable, ainsi que nous le rappelions il y a un instant.

Il serait du reste sinon contradictoire, du moins mutilant qu'elle le fît.

La communication entre les hommes n'est pas de même nature que la communication entre les abeilles : elle ne se réduit pas à la transmission de signaux destinés à déclencher des comportements adaptatifs ; elle développe la reconnaissance par chacun qu'il ne peut s'assurer de sa pensée qu'en la confrontant avec celle d'autrui et qu'il doit par conséquent accepter la contestation et la polémique pour accéder à ce qu'il pense.

Si le langage nous imposait une mise en forme rigide de l'expérience, il ne serait pas compatible avec cette dimension d'ouverture indéterminée à l'autre qui maintient entre les hommes un lien dont la nature n'est pas simplement biologique.. »

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