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La conscience solidaire et l’immédiateté de la présence d’autrui ?

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« La conscience solidaire. Il est sans doute abstrait de commencer ainsi par la solitude théorique du sujet.

Abstrait, puisqu'aussi bien l'état premier n'est pas un état de solitude depuis lequel je partirais en quête d'autrui.

Le « je suis » ne mène pas une existence séparée, îlot ontologique parfait, autonome et suffisant : il est toujours un « je suis avec l'autre, sous son regard ».

C'est ainsi que Sartre, renvoyant aux analyses de Descartes pour les critiquer, peut écrire : «Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l'autre, et l'autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes.

Ainsi, l'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence.

Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel.

Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre.

L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi.

» On saisit bien ici l'effort de Sartre pour montrer que la situation originelle n'est pas la position d'un Je solitaire, mais une articulation immédiate à la dimension d'autrui : me saisir, me comprendre, c'est toujours en même temps me savoir saisi, compris par l'autre. De plus, en tant qu'il se formule, s'explicite, le solipsisme se situe dans un horizon d'intersubjectivité ; il ne peut alors rendre compte de son effectivité comme philosophie , cad comme énoncé adressé à d'autres.

Un solipsisme conséquent ne saurait pas même se formuler et se détruirait alors comme philosophie. Au fond, Heidegger ne disait pas autre chose quand il parlait de l' « être-avec-autrui ».

Cette expression renvoie à une condition existentielle originaire : note présence au monde (comme milieu commun, point d'émergence du je et de l'autre) est, on l'a compris, traversée depuis toujours par celui d'autrui : « Le monde auquel je suis est toujours un monde que je partage avec d'autres.

» C'est pourquoi la solitude n'est jamais un état premier.

Etre seul n'est pas une manière d'être sans l'autre, mais une altération de mon rapport à l'autre : elle est moins une privation, qu'une complication de ce rapport.

Heidegger voudra montrer que l'expérience même de la solitude présuppose la présence de l'autre : « L'autre ne peut faire défaut qu'à et pour un être-avec-autrui.

Etre seul est un mode déficient de l'être-avec-autrui ».

Pour ressentir la solitude, il faut avoir déjà le sens de l'autre. Ma vie est donc tout entière traversée par la dimension d'autrui : il est présent dans chacune de mes expérience : mon langage porte la trace des autres, par exemple. « Le ON déploie sa véritable dictature » (Heidegger). C'est dans « Etre & Temps » qu' Heidegger est amené à analyser notre mode d'être quotidien et médiocre, qu'il caractérise par la « dictature du On », c'est-à-dire le fait que l'opinion publique, la façon commune de vivre ensemble, nous déchargent de toute responsabilité et nous empêchent d'être nous-mêmes. Heidegger entreprend de remettre en chantier une question, celle que l'histoire de la philosophie aurait « oubliée » et recouverte : la question du sens de l'Etre.

Pour ce faire, il juge nécessaire d'expliciter ce qu'est l' « étant » pour qui une telle question se pose.

C'est-à-dire, pour l'exprimer grossièrement, ce qu'est l'homme, ou plus précisément ce qu'Heidegger nomme le « Dasein ». Selon Heidegger, nous ne sommes pas d'abord des sujets isolés, comme le suggérait Descartes, mais nous sommes toujours présents au monde, et par là même avec autrui.

L'être en commun, l'appartenance au monde sont donc des données originaires.

Loin qu'un sujet isolé et assuré de lui-même vienne à la rencontre d'autrui : « Le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres.

Le monde du Dasein est un monde commun.

» En ce sens, la solitude et l'isolement sont des modes dérivés et secondaires de cette commune appartenance au monde. Mais, si l'on procède à l'analyse de ce qu'est le « Dasein » médiocre, immergé dans la quotidienneté , dans ses rapports les plus fréquents avec les autres, ce qui se révèle est précisément le fait que « chacun est l'autre et nul n'est lui-même », c'est-à-dire que « dans le quotidien ce qui se révèle c'est un mode d'être inauthentique, une perte de soi.

» Les analyses de la façon commune et habituelle d'être ensemble montrent que nous avons à subir une sorte de pression de la masse, du « on », qui manifeste en chacun de nous la possibilité de perdre ou de recouvrir ce que nous sommes, pour nous décharger de nos responsabilités et nos possibilités les plus propres, en nous réfugiant derrière l'opinion publique. « Dans la préoccupation pour ce qu'on a entrepris avec, pour, et contre les autres, se manifeste constamment le souci d'une différence vis-à-vis des autres.

» En ce sens, consciemment ou pas se manifeste en nous une sorte d'amour-propre, ou, si l'on veut, de « distance » à l'égard de l'autre.

C'est précisément ce type de préoccupation qui nous place, là encore le plus souvent à notre insu, « sous l'emprise d'autrui ».

Dans la mesure même où nous nous préoccupons du monde public, nous subissons son emprise : alors même que nous souhaitons faire preuve de distance, ce souci manifeste notre dépendance non pas à l'égard de tel ou tel, d'un être déterminé, mais à l'égard du public, du « On ». « Dans l'utilisation de transports publics, dans l'emploi de l'information, tout ressemble à l'autre.

Nous nous réjouissons comme on se réjouit, nous voyons, nous lisons et nous jugeons de la littérature et de l'art comme on voit et juge, plus encore nous nous indignons de ce dont on s'indigne.

» Ce qui est bien sûr remarquable, c'est que ce « On » n'est littéralement personne, il n'est en aucune façon « quelqu'un », et là réside sa puissance.

Il ne s'agit pas de quiconque nous imposant quelque chose, il s'agit de notre propre alignement sur un mode d'être commun et essentiellement médiocre, dans lequel notre véritable « qui » se perd et se dilue.

« C'est dans cette non-imposition et cette imperceptibilité que le On déploie sa véritable dictature.

» Vivre sous le règne du On, c'est d'abord se réfugier dans la médiocrité de l'anonymat, mais c'est par suite, bien plus, se refuser à toute responsabilité : « Comme le On prédonne tout jugement et toute décision, il ôte à chaque fois au Dasein toute la responsabilité.

Le On ne court pour ainsi dire aucun risque à ce qu'on l'évoque constamment [...] C'était toujours le On et pourtant on peut dire que « nul » n'était là.

» Ce nivellement, cette médiocrité et cette façon d'éviter toute originalité (« Tout ce qui est original est aussitôt aplati en passant pour du bien connu, tout ce qui a été conquis de haute lutte devient objet d'échange ») se révèlent au mieux dans les bavardages sur la mort. En effet, dans la mort, il en va du tout de mon existence : la mort est ce qui est absolument propre et mien.

Aussi l'angoisse devant la mort est-elle en quelque sorte l'angoisse devant la liberté, devant notre être au monde. Et s' « il est exclu de confondre l'angoisse de la mort avec la peur de décéder », c'est précisément que « l'angoisse de la mort est angoisse « devant » le pouvoir-être le plus propre, absolu, indépassable ». La capacité d'assumer la possibilité de la mort propre, et par suite de se découvrir comme être au monde , comme jeté, librement, dans le monde, a donc partie liée avec la capacité du Dasein d'être soi. Or, précisément les bavardages du On à propos de la mort, là encore sombrent dans l'inauthenticité et le recouvrement.

Il s'agit de camoufler cette mort qui est la mienne en événement, en bien connu. « Si jamais l'équivoque caractérise en propre le bavardage, c'est bien lorsqu'il prend la forme de ce parler sur la mort.

Le mourir, qui est essentiellement et irreprésentablement mien, est perverti en événement publiquement survenant.

» Le discours du On transforme la mort en accident : « le On meurt, propage l'opinion que la mort frapperait pour ainsi dire le On ».

Là encore il s'agit de se démettre de ses responsabilités et même de soi-même. Ces bavardages interdissent à l'angoisse de la mort de se faire jour : en ce sens, ils privent l'individu de la possibilité de l'accès à son être propre.

« Dans l'angoisse de la mort, le Dasein est transporté devant lui-même [...] Or le On prend soin d'inverser cette angoisse en une peur d'un événement qui arrive.

» En faisant miennes ces ratiocinations, sans doute gagnerais-je d'être rassuré, d'être indifférent à ce qui m'est le plus propre, mais au prix de l'aliénation, de la perte de soi. Mais si les analyses d' Heidegger ne se donnaient que comme une dénonciation de la pression des bavardages de la masse, de la dictature anonyme qui régit les rapports humains et interdit à chacun l'accès à lui-même et au monde, elles perdraient de leur pertinence. Le On n'est pas extérieur au Dasein, à l'individu, il est au contraire l'un de ses modes d'être premier et originaire.

IL n'y a pas à faire le départage entre individus authentiques ou inauthentiques. « Le Dasein est de prime abord Un et le plus souvent il demeure tel.

Lorsque le Dasein découvre et s'approche proprement du monde, lorsqu'il s'ouvre à lui-même son être authentique, alors cette découverte du « monde » et cette ouverture du Dasein s'accomplissent toujours en tant qu'évacuation des recouvrements et des obscurcissements, et que rupture des dissimulations par lesquelles le Dasein se verrouille l'accès à lui-même.

» Il n'y a pas d'accès véritable au monde et à soi-même, de façon authentique d'être qui ne se fasse jour à partir de ce fond originaire d'inauthenticité.

Le « On » n'est personne, mais il est un mode d'être de chacun.

La dictature du « on » dont parle Heidegger est d'abord la façon commune de se préoccuper d'autrui.

C'est aussi ce que Heidegger nomme « déchéance », c'est-à-dire la façon de ne pas être soi.

L'inauthenticité est un accès barré à notre être propre, une aliénation de soi, au profit de l'anonyme. L'immédiateté de la présence d'autrui. Même si en présence d'autrui je peux toujours me dire, avant de lui adresser la parole, qu'il est possible que, devant moi, se dresse un automate plutôt qu'un homme, cette fiction de l'esprit sera toujours de faible valeur en regard d'une évidence immédiatement ressentie : avant toute interrogation, avant toute parole proférée, je sais que je suis en présence d'un autre homme.

C'est ce niveau de certitude primordiale qu'il convient d'interroger.

Comment se forme en effet cette assurance irréductible ? A quel niveau s'élabore-telle ? Pour Husserl, la reconnaissance d'autrui, son identification, se fait à partir de l'expérience de mon corps vivant comme source de mouvements, de sensations et de sentiments.

Ce que je perçois d'autrui en effet, c'est d'abord un autre corps agissant, expressif.

C'est parce que je saisis immédiatement une ressemblance entre mon corps et le sien que peut s'opérer un transfert de sens : moi, je me vis comme corps ; je vois un autre corps ; cet autre corps doit être habité par un autre moi. Cependant il est capital de comprendre que cette apprésentation ne se confond pas avec un raisonnement.

La démarche ne consiste pas, comme le proposait le réalisme, à se donner l'existence d'autrui pour se demander ensuite par quel acte elle peut être connue.

Il s'agit de montrer comment autrui se constitue, comment la conscience peut avoir cet « objet », bref de comprendre l'expérience elle-même.

L'enfant qui reconnaît l'usage d'un objet ne ressaisit pas cet usage sur un objet similaire à partir d ‘une comparaison effective. Le second objet est immédiatement appréhendé selon le sens du premier, le sens de celui-ci est transposé sur celui-là.

Telle est l'analogie qui découvre autrui.

Il y a non pas une inférence, mais, un « accouplement originaire », une formation en pair, telle que le corps d'autrui qui se présente dans ma sphère propre est aussitôt saisi selon le sens accordé à mon propre corps, à savoir comme corps vivant, corps d'autrui.

La donation d'autrui est donc une perception plutôt qu'une connaissance : aucun acte intellectuel ne se surajoute à la perception de son corps. « Si je me demande comment des corps étrangers comme tels, c'est-à-dire des animaux et d'autres hommes en tant que tels, sont donnés dans mon expérience et comment ils peuvent l'être dans le cadre universel de ma perception du monde, alors la réponse est celle-ci : mon corps propre joue dans ce cadre [...] le rôle du corps primordial dont dérive l'expérience de tous les autres corps ; et ainsi je ne cesse d'être pour moi et mon expérience l'homme primordial dont l'expérience de tous les autres hommes dérive son sens et sa possibilité perceptive [...]. La perception d'un corps organique étranger est perception pour autant que je saisisse précisément l'existence de ce corps comme étant immédiatement là « en personne ».

Et de la même façon l'autre homme en tant qu'homme est là pour moi dans la perception.

J'exprime en effet sa présence perceptive immédiate en l'accentuant au maximum en disant justement : ici devant moi se trouve donné en chair et en os un homme.

Ce n'est pas une déduction, quelque pensée médiate qui conduit à la position de la corporéité étrangère et de mon semblable [...]. Dans le cas de ce dernier [mon corps propre], nous l'avons vu, le corps organique en tant qu'il est un être physique est perçu de manière originaire mais aussi l'être psychique qui s'y incarne, et tel qu'il s'incarne.

Ce psychisme n'est-il pas le mien propre ? Par contre, le corps psychophysique étranger est sans doute perçu dans mon environnement spatial et de façon tout aussi originaire que le mien ; mais il n'en va pas réellement et proprement donné lui-même mais simplement visé conjointement avec lui par apprésentation.

» Husserl. Je rentre chez moi.

Il est tard.

Je vois un homme dans l'entrée à qui j'adresse un « bonsoir ».

Personne ne me répond et je m'aperçois que ce que j'avais pris pour un homme n'était qu'un portemanteau chargé d'habits.

Descartes nous avait bien dit que seul un échange de paroles pouvait nous donner la certitude de la présence d'autrui.

Husserl reprend cette problématique, mais à un niveau plus primordial : quand j'ai cru reconnaître cet homme dans l'entrée, quelle fut l'opération de conscience qui m'a donné, ne serait-ce qu'un instant, l'évidence d'une présence humaine ? C'est ainsi qu'il examine les présupposés de la perception du corps de l'autre. Le premier mouvement du texte affirme la primauté absolue de mon corps propre dans le processus d'identification du corps de l'autre : je ne peux, dans le domaine de la perception, faire l'expérience d'autres corps que parce que moi-même je suis un corps vivant.

L'expérience de moi-même comme corps constitue donc un principe primordial à partir duquel je puis affirmer l'existence d'autres corps vivants. La deuxième partie du texte insiste sur le caractère immédiat de cette reconnaissance qui, loin de mettre en jeu des processus intellectuels, ne suppose que la présence physique (l'homme « en chair et en os » de Husserl contre l'homme « de parole » de Descartes). Enfin, Husserl indique ce qui constitue la spécificité de la perception d'autrui (de l'autre homme, et pas seulement d'un autre corps vivant).

Ce qui m'est donné absolument et immédiatement (dans la perception de mon propre être), ce sont mon corps et mon « psychisme » (mon monde intérieur).

Dans la perception de l'autre (ce que Husserl appelle son « apprésentation »), son corps physique m'est bien donné immédiatement, mais son psychisme m'est seulement annoncé comme ce qui existe, mais ce à quoi je ne pourrai jamais être présent qu'indirectement : je ne pourrai jamais vivre l'intériorité de l'autre.. »

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