Jean-Paul SARTRE: Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage
Extrait du document
«
"Les poètes sont des hommes qui refusent d'utiliser le langage.
Or, comme c'est dans
et par le langage conçu comme une certaine espèce d'instrument que s'opère la
recherche de la vérité, il ne faut pas s'imaginer qu'ils visent le vrai ni à l'exposer.
Ils
ne songent pas non plus à nommer le monde et, par le fait, ils ne nomment rien du
tout, car la nomination implique un perpétuel sacrifice du nom à l'objet nommé ou,
pour parler comme Hegel, le nom s'y révèle l'inessentiel, en face de la chose qui est
essentielle.
Ils ne parlent pas, ils ne se taisent pas non plus : c'est autre chose.
[...]
En fait, le poète s'est retiré d'un seul coup du langage-instrument; il a choisi une fois
pour toutes l'attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non
comme des signes.
Car l'ambiguïté du signe implique qu'on puisse à son gré le
traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner
son regard vers sa réalité et le considérer comme un objet.
L'homme qui parle est audelà des mots, près de l'objet; le poète est en deçà.
Pour le premier, ils sont
domestiques; pour le second, ils sont à l'état sauvage, ce sont des choses naturelles
qui croissent naturellement sur la terre comme l'herbe et les arbres." SARTRE.
Dans ce texte, Sartre analyse les rapports tout à fait singuliers que les poètes entretiennent avec
les mots.
Il dévoile ainsi, par contraste, quel est l'usage le plus courant que nous faisons du
langage
1.
Le langage poétique n'est pas un instrument
A.
Le poète se caractérise négativement par un refus, celui d'user des mots comme d'instruments.
Il ne considère pas le langage comme
un outil, c'est-à-dire comme un moyen permettant d'atteindre une fin extérieure à lui.
Aux yeux du poète, le langage est une fin en luimême.
B.
Plusieurs conséquences découlent de ce principe.
Tout d'abord, le poète se distingue du scientifique et de l'historien.
Il ne cherche pas
la vérité, car celle-ci représenterait une fin différente du langage.
Il ne subordonne donc pas les mots à une tâche extérieure à eux.
La
poésie, et plus largement l'art, n'ont pas une fonction heuristique.
Ils ne disent pas une vérité cachée ou la réalité profonde des choses.
C.
Plus radicalement, le poète ne prend pas en considération la fonction primordiale des mots qui est de nommer les choses.
Car user des
mots pour désigner des référents extérieurs à eux, c'est encore les assujettir, les utiliser.
C'est ce que Sartre nomme le « sacrifice ».
Le
mot s'efface pour faire apparaître la chose qu'il désigne.
Sartre fait à ce moment du texte référence à Hegel qui hiérarchise lui aussi, dans
l'acte de nomination, le nom et la chose nommée pour donner la primauté à la chose.
Sartre se trouve donc dans une caractérisation encore toute négative du langage poétique.
Il décrit ce qu'il n'est pas.
Mais il se heurte
ainsi à une difficulté et à une exigence.
Si le poète rompt le silence sans pour autant faire un usage courant du langage, une question
s'élève : que fait-il?
2.
Le poète considère les mots comme des choses
A.
L'art poétique résulte d'un refus mais aussi d'un choix, celui de considérer les mots comme des choses à part entière.
Qu'est-ce à dire?
Sartre entend par là que le poète décide de ne pas prendre en compte la spécificité des mots, de ne pas les considérer comme des
signes, c'est-à-dire comme l'association d'un ensemble de sonorités avec une signification.
Car la possession d'un sens renvoie à un audelà du mot.
C'est justement cette volonté de se limiter à la consistance propre des mots qui distingue la poésie de la prose, par
exemple.
La prose est, aux yeux de Sartre, dans un rapport au langage encore utilitaire, car elle emploie des mots pour produire des
significations et même pour exprimer la vérité.
B.
La métaphore de la vitre explicite cette différence entre le mot considéré comme signe et le mot entendu comme chose.
Si la vitre
disparaît pour laisser la place à ce qui est derrière elle, elle est une image du mot qui désigne ou fait apparaître un sens extérieur à lui et
différent de lui.
Si l'on porte ses regards sur la vitre elle-même, on agit envers elle comme le poète à l'égard des mots : on décide
d'oublier ce qui n'est pas elle.
C.
Le texte donne plusieurs images pour comprendre toute l'originalité du point de vue de l'artiste sur les mots.
Ils sont des « choses
naturelles », des êtres « sauvages ».
Puisqu'ils ne sont pas utilisés, ils ne sont pas domestiqués, comme dans la parole courante.
Ils ne
sont pas non plus des artifices employés par commodité pour désigner des réalités non linguistiques.
Le poète est résolu à oublier le
caractère conventionnel des signes linguistiques.
Discussion
Ce texte possède une grande portée en ce qui concerne le langage.
Il montre non seulement que le poète est capable de subvertir
l'usage habituel que l'on fait du langage et de le détourner de ses fonctions courantes, la signification, la nomination ou la désignation.
Mais il met aussi en évidence que c'est un « usage limite » des mots, puisqu'ils n'échappent au silence que pour faire « autre chose ».
De surcroît, et Sartre s'oppose ici à Bergson par exemple, il se refuse à faire servir un art, la poésie, à la découverte de la vérité ou à
l'engagement politique.
Sartre, le philosophe de l'engagement, donne de lui-même des limites à l'art « engagé ».
La poésie ne peut être «
engagée » sous peine de redevenir de la prose.
Elle servirait en effet à convaincre, à signifier ou à désigner..
»
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