Jean-Paul SARTRE et l'asservissement de l'homme
Extrait du document
«
Il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour de l'amant.
Le but est dépassé : l'amant se retrouve seul si l'aimé s'est transformé en
automate.
Ainsi l'amant ne désire t il pas posséder l'aimé comme on
possède une chose ; il réclame un type spécial d'appropriation.
Il veut
posséder une liberté comme liberté.
Mais, d'autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la
liberté qu'est l'engagement libre et volontaire.
Qui se contenterait d'un
amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc
accepterait de s'entendre dire : « je vous aime parce que je me suis
librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous
aime par fidélité à moi même » ? Ainsi l'amant demande le serment et
s'irrite du serment.
Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette
liberté comme liberté ne soit plus libre.
Il veut à la fois que la liberté de
l'Autre se détermine elle même à devenir amour et cela, non point
seulement au commencement de l'aventure mais à chaque instant et, à
la fois, que cette liberté soit captivée par elle même, qu'elle se retourne
sur elle même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa
captivité.
Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois
entre nos mains.
Ce n’est pas le déterminisme passionnel que nous
désirons chez autrui, dans l'amour, ni une liberté hors d'atteinte, mais
c'est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son
jeu.
VOCABULAIRE SARTRIEN:
Liberté : ce n'est pas une propriété parmi d'autres de l'homme, c'est l'étoffe même de son existence, qui renvoie à
cette indétermination (« l'existence précède l'essence ») et à cette ouverture aux possibles qui caractérisent la réalité
humaine.
Selon une formule récurrente de Sartre, « l'homme est condamné à être libre ».
De cette liberté découle sa
responsabilité.
Elle s'éprouve dans l'angoisse.
Engagement : désigne à la fois notre être dans le monde (en écho du « nous sommes embarqués » pascalien) et la
nécessité à laquelle nous ne pouvons nous dérober de nous choisir en nous projetant vers nos possibles, donnant ainsi
un sens à notre être-jeté.
La signification première de l'engagement est donc ontologique, et non politique ;
l'engagement social et politique n'est qu'une spécification - à vrai dire essentielle, puisque nous sommes des êtres
historiques et sociaux - de l'engagement dans son sens ontologique.
Déterminisme : théorie consistant à affirmer que tout ce qui arrive dans le monde est l'effet d'une cause préalable.
Le déterminisme est le plus souvent affirmé comme un facteur conditionnant l'activité humaine.
En-soi : manière d'être de l'ensemble des choses, des êtres distincts de la conscience.
"Aimer, est-ce vouloir priver l'autre de sa liberté ?" On reproche souvent à l'amour d'être possessif, tout en pensant
le plus souvent que cette possessivité est la conséquence des sentiments des amants.
Ainsi dira-t-on d'un amour qui
n'est pas jaloux qu'il n'est pas non plus sincère.
En effet, la relation amoureuse ne se réduit pas au simple effet d'un
sentiment réciproque, mais elle implique aussi une certaine forme d'exclusivité.
Si l'on se demande alors ce que chacun
attend de l'autre, on ne viendra peut être à dire qu'aimer, c'est exiger de l'aimé qu'il renonce à sa liberté.
Mais c'est
aussi exiger qu'il le fasse librement.
Ces contradictions sont l'objet de la réflexion de Sartre.
Il faut bien faire attention à ce que son point de vue n'est pas
celui d'un moraliste, cad qu'il ne veut pas dénoncer les attitudes égoïstes des amants, à la manière d'un LaRoche
Foucault ou d'un Pascal, ni énoncer des normes de conduite universelles en amour.
Il ne s'agit pas non plus d'une
simple description psychologique qui révélerait par induction la nature humaine -rien ne saurait être plus éloigné de la
pensée sartrienne qu'un tel projet.
L'examen des relations amoureuses est l'occasion, voire le prétexte de réfléchir au
fait que l'homme est liberté, et c'est cette liberté de la conscience qui est le véritable enjeu de l'amour.
Aimer implique vouloir être aimé.
On pourrait donc penser logiquement que l'amour donné augmente à proportion de
l'amour reçu.
Or, la réalité est loin d'être aussi simple.
Au contraire même, il semble que l'amour diminue souvent
lorsqu'il est définitivement assuré d'être payé de retour.
« Il arrive qu'un asservissement total de l'être aimé tue l'amour
de l'amant », écrit Jean-Paul Sartre.
Remarquons le « il arrive que » : Sartre ne prétend pas ici énoncer une loi
générale, mais seulement réfléchir à propos d'une expérience paradoxale, et suffisamment fréquente pour être prise en
considération.
C'est pour cette même raison que durant tout le texte l'amant et l'aimé – deux points de vue différents
sur la relation amoureuse – seront désignés au masculin.
N'y voyons certes pas une allusion à l'homosexualité, mais
beaucoup plus sûrement le refus de Sartre de se demander quelles sont les différences entre les psychologies
masculine et féminine.
Il ne s'agit pas ici de prétendre étudier la nature humaine pour se donner le droit de restreindre
le champ des possibilités, mais de partir de l'exemple des relations amoureuses pour réfléchir sur la liberté.
Car c'est bien de liberté qu'il est question dans ce type de désaffection entraîné par l'asservissement excessif de la
personne aimée.
« Le but est dépassé » : le but, c'est-à-dire posséder l'autre d'une certaine façon.
Ainsi la
désaffection révèle ce que l'amant désirait vraiment : non pas transformer l'autre en automate, non pas le posséder.
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