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Jean-Paul SARTRE

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Quand nous parlons d'une toile de Picasso, nous ne disons jamais qu'elle est gratuite ; nous comprenons très bien qu'il s'est construit tel qu'il est en même temps qu'il peignait, que l'ensemble de son oeuvre s'incorpore à sa vie. Il en est de même sur le plan moral. Ce qu'il y a de commun entre l'art et la morale, c'est que, dans les deux cas, nous avons création et invention. Nous ne pouvons décider a priori de ce qu'il y a à faire. Je crois vous l'avoir assez montré en vous parlant du cas de cet élève qui est venu me trouver et qui pouvait s'adresser à toutes les morales, kantienne ou autres, sans y trouver aucune espèce d'indication ; il était obligé d'inventer sa loi lui-même. Nous ne dirons jamais que cet homme, qui aura choisi de rester avec sa mère en prenant comme base morale ses sentiments, l'action individuelle et la charité concrète, ou qui aura choisi de s'en aller en Angleterre, en préférant le sacrifice, a fait un choix gratuit. L'homme se fait ; il n'est pas fait tout d'abord, il se fait en choisissant sa morale, et la pression de circonstances est telle qu'il ne peut pas ne pas en choisir une. Nous ne définissons l'homme que par rapport à un engagement. Il est donc absurde de nous reprocher la gratuité du choix. Jean-Paul SARTRE

« Quand nous parlons d'une toile de Picasso, nous ne disons jamais qu'elle est gratuite ; nous comprenons très bien qu'il s'est construit tel qu'il est en même temps qu'il peignait, que l'ensemble de son oeuvre s'incorpore à sa vie.

Il en est de même sur le plan moral.

Ce qu'il y a de commun entre l'art et la morale, c'est que, dans les deux cas, nous avons création et invention.

Nous ne pouvons décider a priori de ce qu'il y a à faire.

Je crois vous l'avoir assez montré en vous parlant du cas de cet élève qui est venu me trouver et qui pouvait s'adresser à toutes les morales, kantienne ou autres, sans y trouver aucune espèce d'indication ; il était obligé d'inventer sa loi lui-même.

Nous ne dirons jamais que cet homme, qui aura choisi de rester avec sa mère en prenant comme base morale ses sentiments, l'action individuelle et la charité concrète, ou qui aura choisi de s'en aller en Angleterre, en préférant le sacrifice, a fait un choix gratuit.

L'homme se fait ; il n'est pas fait tout d'abord, il se fait en choisissant sa morale, et la pression de circonstances est telle qu'il ne peut pas ne pas en choisir une.

Nous ne définissons l'homme que par rapport à un engagement.

Il est donc absurde de nous reprocher la gratuité du choix. VOCABULAIRE: A priori: Ce qui précède l’expérience, et n’est tiré que de l’esprit ou de la raison. Chez Kant, les formes a priori de la sensibilité (l’espace et le temps) et de l’entendement (les catégories) rendent possible l’expérience (l’a priori est ici transcendantal).

Les marques de l’a priori sont l’universalité et la nécessité. L’expérience, quant à elle, n’offre que des généralisations et du contingent. Engagement : désigne à la fois notre être dans le monde (en écho du « nous sommes embarqués » pascalien) et la nécessité à laquelle nous ne pouvons nous dérober de nous choisir en nous projetant vers nos possibles, donnant ainsi un sens à notre être-jeté.

La signification première de l'engagement est donc ontologique, et non politique ; l'engagement social et politique n'est qu'une spécification - à vrai dire essentielle, puisque nous sommes des êtres historiques et sociaux - de l'engagement dans son sens ontologique. Ce texte est destiné à répondre à ceux qui critiquent la théorie sartrienne de l'action : puisque pour Sartre l'homme n'est pas déterminé et qu'il n'est pas dirigé a priori par certaines valeurs, qui existeraient objectivement, ses actes semblent alors purement contingents ; ils semblent proches de ce que Gide décrit, dans les Caves du Vatican, comme un « acte gratuit ».

Or, pour l'auteur de L'Existentialisme..., nous ne pouvons pas plus parler de la gratuité d'un acte que de la gratuité d'une oeuvre d'art, comme par exemple d'un tableau de Picasso.

Ce que nous ressentons face à une oeuvre d'art, c'est au contraire un sentiment de nécessité : Picasso n'aurait pas pu peindre un autre tableau, non parce qu'il y est déterminé, mais parce que c'est celui-ci qu'il a choisi de peindre — et penser qu'il aurait pu en peindre un autre, c'est tomber dans une illusion rétrospective.

On peut alors, de ce point de vue, faire une analogie entre l'art et la morale, c'est-à-dire la discipline qui nous dit comment agir : non qu'il s'agisse de constituer une « morale esthétique », mais ce qui rapproche ces deux domaines, c'est que dans les deux cas, il y a création : l'artiste crée ses règles et l'homme qui agit moralement « invente sa loi lui-même ». Sartre reprend, pour expliquer sa thèse, l'exemple de l'un de ses anciens élèves, qui avait le choix entre rester auprès de sa mère, qui ne vivait plus que pour lui, et s'engager dans les Forces Françaises Libres, c'est-à-dire abandonner sa mère (cf.

p.

42-44).

Rien ne permet de se décider a priori pour l'une ou l'autre des branches de l'alternative, pas même la morale kantienne, qui me dit seulement d'agir par respect pour le devoir et de telle sorte que ma maxime soit une loi universelle : or, ici, il y a un conflit entre des devoirs, le devoir envers la patrie et le devoir filial.

C'est seulement la décision de l'individu, c'est-à-dire la valeur qu'il aura choisie librement (la « charité concrète » ou, au contraire, une morale sacrificielle), qui lui permettra de trancher, et en aucun cas les morales abstraites : l'individu choisit donc sa morale, « sous la pression des circonstances », certes, mais jamais au point où sa liberté serait aliénée.

En tout état de cause, quel que soit le choix qu'il fera, jamais celui-ci ne pourra être considéré comme gratuit : car non seulement l'individu ne peut pas ne pas choisir, en tant qu'il est engagé dans un monde où il doit se déterminer par rapport à sa situation, mais en outre il fonde en valeur son choix, au sens où ce dernier doit toujours valoir en même temps pour l'humanité entière.

Il est donc absurde de reprocher à l'existentialisme l'idée d'un acte gratuit.. »

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