Jean-Paul SARTRE
Extrait du document
«
Quant au désespoir, cette expression a un sens extrêmement simple.
Elle
veut dire que nous nous bornerons à compter sur ce qui dépend de notre
volonté, ou sur l'ensemble des probabilités qui rendent notre action
possible.
Quand on veut quelque chose, il y a toujours des éléments
probables.
Je puis compter sur la venue d'un ami.
Cet ami vient en
chemin de fer ou en tramway ; cela suppose que le chemin de fer arrivera
à l'heure dite, ou que le tramway ne déraillera pas.
Je reste dans le
domaine des possibilités ; mais il ne s'agit de compter sur les possibles
que dans la mesure stricte où notre action comporte l'ensemble de ces
possibles.
A partir du moment où les possibilités que je considère ne sont
pas strictement engagées par mon action, je dois m'en désintéresser,
parce qu'aucun Dieu, aucun dessein ne peut adapter le monde et ses
possibles à ma volonté.
Au fond, quand Descartes disait : « Se vaincre
plutôt soi-même que le monde », il voulait dire la même chose : agir sans
espoir.
VOCABULAIRE SARTRIEN:
Désespoir : comme l'angoisse, ce terme ne désigne pas simplement un
sentiment psychologique, mais une structure existentielle du pour-soi.
Le
désespoir découle du délaissement: je ne peux m'accrocher à aucune valeur
préexistante, à aucun sens a priori.
Il mène à l'engagement lucide.
Engagement : désigne à la fois notre être dans le monde (en écho du « nous sommes embarqués » pascalien) et la
nécessité à laquelle nous ne pouvons nous dérober de nous choisir en nous projetant vers nos possibles, donnant ainsi
un sens à notre être-jeté.
La signification première de l'engagement est donc ontologique, et non politique ;
l'engagement social et politique n'est qu'une spécification - à vrai dire essentielle, puisque nous sommes des êtres
historiques et sociaux - de l'engagement dans son sens ontologique.
En-soi : manière d'être de l'ensemble des choses, des êtres distincts de la conscience.
Ce texte s'attache à la définition du concept de désespoir, qui joue un rôle important dans les philosophies de
l'existence depuis le Traité du désespoir de Kierkegaard.
Il s'agit de tirer les conséquences pratiques de l'état de
délaissement dans lequel est laissé le Pour-soi : il ne faut compter que sur les possibles que notre action suppose et
ne compter que sur soi seul, sans attendre l'intervention de Dieu.
Le concept de désespoir est considéré par Sartre comme un concept « extrêmement simple », qui n'a en rien le sens
complexe que lui donne Kierkegaard : puisqu'il n'y a pas de valeurs sur lesquelles compter ni de commandements divins
qu'il suffirait de suivre, il est impossible de déterminer a priori ce que je dois faire ou bien l'issue de mon action.
C'est
dans cette perspective que je suis désespéré, non au sens où je cesserais d'agir et que je m'abandonnerais au
quiétisme, mais au sens où je ne compterai pas sur des possibles qui seraient donnés d'avance mais sur « l'ensemble
des probabilités qui rendent notre action possible.
» (lignes 2-3) Le possible n'est donc pas un élément préexistant au
réel, même si je peux compter sur certaines probabilités objectives (le fait que le train ne déraillera pas, si j'attends un
ami), mais il succède au réel au sens où il est produit par mon action.
Il n'y a, en ce sens, aucun possible qui viendrait au devant de ma volonté, qui serait prévu par Dieu, mais c'est la
volonté qui provoquera ses possibles.
Ce que Sartre rapproche de la formule de la morale par provision de Descartes,
dans le Discours de la méthode, troisième partie : « tâcher plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs
que l'ordre du monde.
» (citée inexactement ligne 11) En réalité, la proposition cartésienne est très différente de ce
que lui fait dire Sartre : Descartes s'inspire de la morale stoïcienne, qui affirme que le cours du monde ne dépend pas
de nous et que ne dépendent de nous que nos représentations et nos désirs ; il s'agit donc pour nous de renoncer à
nos désirs plutôt qu'à ce qui « ne dépend pas de nous » (Épictète).
A l'inverse, pour Sartre, il n'y a rien à quoi je doive
renoncer a priori car je ne saurai ce qui est possible qu'après avoir agi : il n'y a ni possibles ni impossibles sinon ceux
qui sont dessinés par le champ de mon action ; il n'est dans cette perspective rien qui viendrait limiter ma liberté, dont
on a vu qu'elle était infinie : un obstacle n'est infranchissable que pour celui qui a le libre projet de le franchir (cf.
L'Être et le Néant, p.
545), et il ne dira qu'il était impossible à franchir que parce qu'il a renoncé à le surmonter..
»
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