Faut-il être heureux ?
Extrait du document
«
Définition des termes du sujet:
Faut-il ?: est une question qui peut se poser à deux niveaux :
• la nécessité (physique / matérielle / naturelle / économique / psychologique / sociale), c'est-à-dire la contrainte
des choses.
• l'obligation morale, le devoir.
Doit-on ?
Heureux, heureuse: Qui jouit du bonheur, qui est durablement content de son sort.
Selon Aristote, le bonheur est la fin (but) de la vie humaine : le problème est la définition de celui-ci.
Or il ne
pense pas que chacun ait le sien : le bonheur est l'accomplissement de l'essence de l'homme, dans l'amitié, la vie
contemplative, ou la vie politique.
C'est pourquoi, lorsque Kant dans la Critique de la raison pratique supprimera l'idée
que l'éthique doit conduire au bonheur, il le fera sur l'argument que chacun a son propre mode de bonheur, et qu'il
est absurde de vouloir en imposer un à tous.
À partir de là, comme le bonheur est individuel, et que l'éthique, elle,
vise une loi universelle, l'éthique ne saurait viser le bonheur, mais seulement la moralité, autrement dit le fait de
respecter la loi morale.
Pour Aristote, le bonheur n'est pas une obligation, il est, ce que de fait vise l'homme — pour
Kant aussi, l'homme le vise en fait, mais en droit il doit d'abord viser la moralité.
Donc, d'un côté, on a (Aristote) une
éthique sans obligation qui cherche à comprendre ce que sont les vertus (courage, etc.), une éthique qui a un
contenu censé expliciter ce qui fait le vrai bonheur (et non pas le bonheur illusoire de l'homme vicieux) ; de l'autre
(Kant), une éthique avec obligation ("agis de telle sorte que la maxime de ton action soit universalisable") mais sans
contenu (aucune action concrète précise n'est prescrite).
En aucun des cas il n'y a obligation au bonheur.
Pour
Kant, chacun a sa façon d'être heureux, alors que ce qui fait tenir l'éthique grecque et spécialement celle d'Aristote
(mais lire aussi Marc Aurèle et Épicure), c'est qu'il y a des bonheurs illusoires.
Kant (Fondements de la métaphysique
des moeurs) distingue l'obligation hypothétique (si tu veux être heureux, tu dois faire ça et ça), et l'obligation
inconditionnelle, celle que ne précède aucun "si", et dont l'unique exemple est pour Kant la loi morale, qu'il appelle
pour cela "impératif catégorique" : il ne présuppose aucun but à atteindre par son moyen, il est au contraire valable
quel que soit notre but.
C'est un des types d'énoncés dont la compréhension est particulièrement importante, car le risque est grand de
traiter un autre sujet que celui qu'il pose.
Il n'est pas demandé si le bonheur doit être le but de toute action morale
ou si la recherche du bonheur peut constituer un fondement moral de la vie humaine, mais si le souci du bonheur
doit être tout à fait étranger à la conscience morale ou si, au contraire, il peut y avoir un devoir d'être heureux et
en quel sens'.
§ 1.
Bonheur et vertu dans l'Antiquité.
Il est vrai que cette confusion était inhérente à la philosophie antique et à la philosophie moderne jusqu'à Kant.
« Le
but que l'on se propose dans les écoles de philosophie ancienne, écrit Brochard, aussi bien dans l'école stoïcienne
que dans celle d'Épicure ou de Platon, c'est d'atteindre à la vie heureuse [...].
Sans doute les divers systèmes se
distinguent par la façon de définir le souverain bien.
Tous le cherchent, mais nulle part il ne vient à l'esprit de le
séparer du bonheur.
» On peut dire, en effet, que tous les philosophes anciens identifient aussi bien le souverain
bien que la vertu avec le bonheur ou, tout au moins, les considèrent comme inséparables.
Le bonheur, selon Platon, est atteint par la recherche de la justice intérieure : le juste peut être méconnu et même
supplicié, il n'en jouira pas moins du bonheur'.
Aristote fait du bonheur la fin et le souverain bien de l'homme, car agir
selon sa nature est vertu, la vertu consistant pour chaque être à remplir la fonction qui lui est propre et, dans cet
accomplissement, qui est pour l'homme la vie contemplative, il trouve la joie la plus élevée.
Épicure lui-même, s'il
pose crûment que «le plaisir du ventre est la racine de tout bien », ne se dissimule pas que certains plaisirs sont à
éviter comme générateurs de douleurs, et il est conduit ainsi à prôner une vie très tempérante, faite de plaisirs
simples, générateurs d'autres plaisirs, car l'essentiel, en fin de compte, est «de ne pas souffrir dans son corps et de
ne pas être troublé dans son âme ».
Ce qui est la véritable félicité.
C'est sans doute chez les stoïciens qu'apparaît
le plus nettement cette idée que le bonheur est le devoir.
La liberté de l'âme ne peut être forcée, elle échappe au
pouvoir des choses et des hommes, et même des dieux.
La volonté, qui n'en est qu'un autre nom, porte en elle tout
bien et tout mal.
A son égard, les objets extérieurs, comme les actions extérieures, ne sont ni bons ni mauvais, à la
condition de bien distinguer ce qui dépend de nous, à savoir le jugement, et ce qui n'en dépend pas, c'est-à-dire
tout le reste.
Supprimer tout désir et toute aversion pour ce qui est extérieur, tel est le secret de la sagesse et du
bonheur, car, dès lors, rien ne peut nous atteindre.
Le stoïcien laisse ainsi toute la place à la volonté.
Or, si le bien
ne réside que dans la volonté, le mal n'existe pas dans le monde et les dieux ne doivent pas être accusés mais
aimés.
Comme le sage comprend et aime, dit Marc-Aurèle, «l'intelligence très bonne» qui a disposé toutes choses, il
comprend et admire le monde même, oeuvre visible de cette intelligence invisible.
Et puisque tout est lié dans ce
monde, puisque chaque chose «est dans un harmonieux concert avec l'ensemble », il approuve et aime ce qui arrive.
Le sage va au devant du destin et s'offre à lui, il se dévoue au tout.
S'il pouvait, dit Épictète, embrasser l'avenir, il
«travaillerait lui-même à sa maladie, à sa mort, à sa mutilation, sachant que l'ordre du tout le veut ainsi».
Bien plus,
il y travaillerait gaiement, car le monde est une grande fête, et il faut s'associer à sa joie.
Et Marc-Aurèle s'écrie de
même : «Je dis au monde : j'aime ce que tu aimes, donne-moi ce que tu veux, reprends-moi ce que tu veux.
Tout
ce qui t'accommode, ô monde, m'accommode moi-même [...].
Tout ce que m'apportent les heures est pour moi un
fruit savoureux, ô Nature.
».
»
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