En quoi celui qui exerce le pouvoir s'en trouve-t-il changé ?
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Il est courant de dire que l'exercice d'un pouvoir, notamment politique, requiert des qualités précises : la
capacité à commander, la stabilité et la solidité du caractère, alliées au réalisme et à la souplesse.
Il semble que
cette idée ne témoigne pas seulement de la crainte d'un pouvoir mal exercé, mais aussi de celle d'un pouvoir
dangereux, d'un abus de pouvoir, de l'apparition d'une « ivresse du pouvoir » chez celui qui l'exerce.
Doit-on alors
penser que ce risque repose sur une évolution du dirigeant sous l'effet du pouvoir lui-même, et non seulement sur
un caractère qui ne serait pas adapté à cette fonction ? Se demander en quoi le pouvoir change celui qui l'exerce
amène à se demander en quoi le pouvoir, qui est une fonction, peut transformer, par une dynamique qui lui serait
propre, la nature même de celui qui l'exerce.
Cette question dépend alors à la fois de la conception de la nature
humaine et de la conception du pouvoir que l'on adopte: en quoi la nature humaine nous rend-t-elle malléable à
l'exercice du pouvoir, et tout exercice d'un pouvoir amène-t-il les mêmes effets ? Nous verrons dans un premier
temps que l'exercice du pouvoir tend inéluctablement à transformer la nature de celui qui l'exerce en âme de tyran,
avant de se demander si le pouvoir ne peut pas constituer un apprentissage positif qui fait d'un homme un dirigeant
réaliste et capable.
On pourra alors se demander dans quelle mesure penser le pouvoir non plus comme le pouvoir
d'un seul, mais de tous, change la nature de chaque homme devenu citoyen.
1° L'exercice du pouvoir crée une soif de pouvoir et la corruption de celui qui l'exerce
Platon, dans son interrogation sur le fonctionnement d'une cité idéale, étudie l'évolution des régimes
politiques en la rapportant à la transformation du dirigeant par l'exercice du pouvoir.
Lorsque l'Etat est aux mains
d'un seul homme, il est inévitable que celui-ci en vienne à confondre l'exercice du pouvoir comme ce qui sert l'intérêt
général avec l'exercice d'une domination sous-tendue par l'ambition personnelle.
Parce que les hommes sont soumis
aux désirs d'obtenir des biens du monde sensible et aux passions, le dirigeant est amené à se soumettre aux désirs
des plus forts pour conserver le pouvoir, jusqu'à devenir un tyran qui cherche le pouvoir absolu et développe une
peur de persécution, qui le conduit à supprimer toute liberté de peur d'être renversé et à entrer en guerre pour
satisfaire son désir hégémonique.
Il faut alors contrer cette évolution inéluctable de l'âme du dirigeant par des lois
qui limitent son pouvoir.
Dans la cité idéale, ce sont les philosophes qui sont amenés à exercer le pouvoir politique,
car eux seuls peuvent, par leur éducation philosophique, se dégager de l'intérêt personnel et des désirs liés au
monde sensible, pour se sacrifier à l'intérêt de la cité et éduquer leurs citoyens à la sagesse et à la seule
destination de l'âme, qui est le bien du monde intelligible.
2° C'est en exerçant le pouvoir qu'un homme devient un véritable dirigeant
Il est cependant possible de penser que si le pouvoir stimule une volonté de domination et d'hégémonie
chez celui qui l'exerce, il n'en reste pas moins que c'est par l'exercice même du pouvoir qu'un homme apprend à
gouverner.
La fonction crée, dans cette perspective, la nature propre à l'accomplir.
Weber, dans Le savant et le
politique, amène l'idée que l'instinct de puissance est naturel chez celui qui exerce le pouvoir, et que ce désir est
une force motrice de l'action politique.
C'est en exerçant le pouvoir que l'homme politique apprend à concilier ce que
Weber nomme l'éthique de la conviction, qui consiste à vouloir faire son devoir, et l'éthique de la responsabilité, qui
demande au dirigeant de pouvoir répondre de la conséquence de ses actes.
L'exercice du pouvoir ne serait donc pas
le résultat d'un savoir préexistant, mais il constitue un apprentissage pragmatique qui change celui qui l'exerce dans
la mesure où seul cet exercice lui apprend jusqu'où il peut aller dans l'utilisation de la force.
C'est donc en exerçant
le pouvoir que la nature d'un homme se transforme en la nature d'un dirigeant capable à la fois de réalisme politique
et de responsabilité.
3 ° L'exercice du pouvoir doit changer les hommes en êtres libres et leur permettre ainsi de
réaliser ce qui en eux constitue l'humanité
Nous avons considéré la vertu éducative du pouvoir chez le dirigeant politique.
Ne peut-on pas alors penser
que cet effet du pouvoir sur la nature de l'homme peut être étendu à tous les citoyens qui participent à la vie
politique, et peut non pas seulement créer un bon dirigeant, mais faire accéder les hommes à la liberté qui est
inscrite dans leur nature ? Rousseau, dans Le contrat social, pense un contrat dans lequel chaque homme devient à
la fois sujet et citoyen en aliénant sa volonté personnelle à la volonté générale.
Chacun participe ainsi à la vie
politique, et, selon Rousseau, ce passage à une société de droit fait que les hommes ne sont plus gouvernés par
l'instinct, comme à l'état de nature, ni par leurs penchants, mais par la raison guidée par la justice et l'intérêt
général.
C'est en exerçant, par participation au contrat social, ce pouvoir politique, que l'homme passe « d'animal
stupide et borné à l'humanité et à l'intelligence ».
L'exercice du pouvoir est ainsi pensé non comme le fait d'un seul
homme, mais de tous, et tient sa valeur éducative de la réalisation qu'il permet de la liberté et de la raison propres à
l'homme.
L'exercice du pouvoir change donc ceux qui l'exercent par le passage d'une nature de soumission à une
nature libre.
Conclusion
Lorsque l'on considère les effets du pouvoir sur celui qui l'exerce, on peut, dans la mesure où la nature
humaine est sujette aux passions et aux désirs matériels, les comprendre comme une satisfaction de ces désirs, qui
entraîne un désir de pouvoir toujours plus grand et une nature tyrannique.
Cependant, il semble possible de penser
que ce désir de pouvoir est une condition de l'exercice du pouvoir, et que cet exercice apprend au dirigeant à
concilier sa volonté de force avec une responsabilité : c'est en exerçant le pouvoir que la conciliation entre cette
responsabilité et la pratique des actions politiques s'inscrit dans la nature de l'homme qui exerce cette fonction.
On
peut alors défendre l'idée que l'exercice du pouvoir n'est pas seulement l'apprentissage d'une vocation, qui formerait
une nature particulière, mais le moyen de la réalisation de la nature de tous les hommes, qui coïncide avec la liberté
raisonnable : apprendre à exercer le pouvoir amène alors à apprendre à changer ses ambitions personnelles, pour
apprendre à devenir des êtres libres..
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