Connaître la réalité est-ce la construire ?
Extrait du document
«
[La réalité serait inconnaissable si l'esprit ne lui donnait pas une forme.
La raison impose sa forme à ce
que nous percevons.
Connaître, c'est donc mettre en ordre le réel.]
Un fait scientifique est un fait construit
La réalité scientifique n'est pas la réalité spontanément et passivement observée.
C'est une réalité construite.
Le fait n'a de signification scientifique que lorsqu'il est transposé de façon à pouvoir nous livrer des
caractéristiques objectives, mesurables.
La construction scientifique du fait consiste généralement à imaginer
une série d'artifices techniques pour transposer l'observation dans le champ visuel et spatial.
Par exemple la
sensation musculaire de poids, subjective et imprécise, est remplacée par l'appréciation visuelle de la position
de l'aiguille de la balance.
La « force » est mesurée par l'allongement communiqué à un ressort.
La science de
l'électricité ne s'est développée que grâce à des techniques qui emploient l'électricité à produire des effets
mesurables dans l'espace (déplacement de l'aiguille de l'ampèremètre, du
galvanomètre, produits de
l'électrolyse mesurés au moyen de la balance).
La température devient un fait scientifique lorsqu'elle n'est plus
sentie sur la peau mais lue sur un thermomètre.
Même à partir d'un exemple aussi simple, on peut apprécier
toute la distance qui sépare le « vécu » immédiat du « connu » scientifique : l'impression « vécue » de
température dépend des récepteurs thermiques à la surface de notre corps.
Mais ces récepteurs font partie
d'un organisme qui est lui-même une source de chaleur.
L'impression de température dépend non seulement du
milieu avec lequel notre corps est en contact mais aussi de notre corps lui-même.
Elle est soumise aux
variations de la circulation sanguine.
Le pouvoir
d'adaptation de l'organisme interdit d'ailleurs toute
appréciation objective.
Les impressions de « fraîcheur » et de « tiédeur » sont subjectives et relatives aux
circonstances et de surcroît imprécises.
L'usage d'un instrument encore aussi élémentaire qu'un banal thermomètre centigrade nous introduit déjà dans
un monde « scientifique ».
Ici la relation complexe entre mes récepteurs thermiques, mon organisme et le
milieu –d'où résultait l'impression vécue de température- est remplacée par une mesure fondée sur des
relations beaucoup plus simples entre un objet et le milieu : apprécier une température, c'est mesurer la
dilatation d'une colonne de mercure sur une échelle graduée.
L'observation scientifique suppose donc des
instruments, elle requiert une manipulation.
L'instrument suppose lui-même une théorie (par exemple, le
thermomètre suppose la théorie de la dilatation).
Comme le dit Bachelard : « Un instrument, c'est une théorie
matérialisée ».
Au monde perçu, la science substitue un monde construit.
Et cette construction est à la fois conceptuelle et
technique.
Elle va des techniques opératoires les plus abstraites du mathématicien jusqu'aux manipulations
matérielles de l'expérimentateur.
Plus la science progresse et plus le fait scientifique s'éloigne du fait brut,
c'est-à-dire du fait tel qu'il est donné à la perception vulgaire.
L'univers de la science élargit prodigieusement l'univers de la perception.
Le diamètre d'un atome est de
quelque dix millionièmes de millimètres tandis que notre galaxie a un diamètre de cent mille années-lumière.
Le
monde scientifique, le monde objectif est ainsi un monde transposé et reconstruit à travers tout un réseau de
manipulations techniques et d'opérations intellectuelles : « les faits sont faits » (Le Roy).
Cette objectivité, conquise contre les illusions subjectives propres aux données sensorielles brutes, n'est
atteinte que par une médiation, par un détour théorique et technique dont la complexité s'accroît sans cesse.
Si le faits n'est pas « fait », n'est pas créé de toutes pièces, du moins est-il « refait », comme le dit
Pradines.
Le fait est toujours un résultat obtenu dans des conditions déterminées, précises, elles-mêmes
instaurées à partir d'un capital de savoir et de technique.
L'objet scientifique n'est pas un objet naturel.
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