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Bergson

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Une oeuvre géniale, qui commence par déconcerter, pourra créer peu à peu par sa seule présence une conception de l'art et une atmosphère artistique qui permettront de la comprendre ; elle deviendra alors rétrospectivement géniale : sinon, elle serait restée ce qu'elle était au début, simplement déconcertante. Dans une spéculation financière, c'est le succès qui fait que l'idée avait été bonne. Il y a quelque chose du même genre dans la création artistique, avec cette différence que le succès, s'il finit par venir à l'oeuvre qui avait d'abord choqué, tient à une transformation du goût du public opérée par l'oeuvre même ; celle-ci était donc force en même temps que matière ; elle a imprimé un élan que l'artiste lui avait communiqué ou plutôt qui est celui même de l'artiste, invisible et présent en elle. Bergson

« "Une oeuvre géniale, qui commence par déconcerter, pourra créer peu à peu par sa seule présence une conception de l'art et une atmosphère artistique qui permettront de la comprendre ; elle deviendra alors rétrospectivement géniale : sinon, elle serait restée ce qu'elle était au début, simplement déconcertante.

Dans une spéculation financière, c'est le succès qui fait que l'idée avait été bonne.

Il y a quelque chose du même genre dans la création artistique, avec cette différence que le succès, s'il finit par venir à l'oeuvre qui avait d'abord choqué, tient à une transformation du goût du public opérée par l'oeuvre même ; celle-ci était donc force en même temps que matière ; elle a imprimé un élan que l'artiste lui avait communiqué ou plutôt qui est celui même de l'artiste, invisible et présent en elle." BERGSON. [Introduction] L'histoire de l'art abonde en exemples d'artistes et d'oeuvres qui ont d'abord été méconnues, avant d'être redécouvertes et saluées comme importantes. Comment peut-on rendre compte de telles révisions ? Pour Bergson, elles s'expliquent par deux phénomènes convergents : une modification de la conception de l'art lui-même, et une modification du goût général.

Il s'en suit que la reconnaissance ne peut avoir lieu qu'après-coup, et qu'elle n'a rien d'obligatoire : si elle n'a pas lieu, l'oeuvre demeure ignorée — mais c'est qu'elle n'était pas « géniale ».

L'oeuvre rétrospectivement saluée conserve en elle toute sa force, dont Bergson situe l'origine dans l'« élan » de l'artiste lui-même. [I.

Les changements dans l'art] Lorsque Picasso peint au cours de l'hiver 1906-1907 Les Demoiselles d'Avignon, même ses proches — critiques amis ou autres artistes — sont consternés.

On murmure qu'il ne lui reste qu'à se pendre derrière sa toile, ou qu'il vient d'assassiner la peinture, en même temps que sa carrière.

Quelques décennies plus tard, la même toile est considérée par les historiens d'art du XX siècle et par une partie du public comme une des plus importantes de l'époque : on y reconnaît les débuts du cubisme, l'abandon des apparences visibles au profit de leur interprétation, une nouvelle définition de la peinture comme activité d'abord « intellectuelle » — notions qui influenceront durablement de nombreux autres artistes.

Comment le jugement initial a-t-il pu s'inverser à ce point ? Bergson considère que c'est par sa présence qu'une oeuvre qui commence par déconcerter finit par avoir une double action transformatrice : elle modifie « une conception de l'art », c'est-à-dire qu'elle remplace une conception admise par une nouvelle, et elle modifie aussi l'« atmosphère artistique », c'est-à-dire le goût dominant.

Le choc initial qu'elle produit fait peu à peu évoluer les idées et la perception.

On peut se demander ce que désigne la « présence » de l'oeuvre, car si une oeuvre est totalement déconcertante, elle a peu de chance d'être exposée durablement (Les Demoiselles d'Avignon n'ont longtemps été visibles que dans l'atelier de Picasso), et il peut aussi arriver que l'oeuvre d'un artiste soit tout simple-ment « oubliée » (c'est le cas de Vermeer, et pendant deux siècles).

Il serait donc prudent d'admettre que l'oeuvre est d'abord «présente» par l'influence qu'elle peut avoir sur d'autres artistes, qui vont diffuser, en même temps que son auteur, la nouvelle conception qu'elle propose.

Ainsi, le cubisme est pratiqué, non seulement par Picasso, mais aussi par Braque ou Juan Gris, et c'est la ressemblance entre leurs toiles qui signale la cohérence de cette nouvelle peinture. Il n'en reste pas moins que l'importance de l'oeuvre initialement choquante ne peut être reconnue qu'aprèscoup, de manière rétrospective : elle devient alors le point de départ d'un courant, d'une école, et son caractère audacieux (ou « génial ») n'en est que mieux souligné.

C'est ce que l'on traduit fréquemment en affirmant que les grands artistes sont « en avance » sur leur temps – mais on peut aussi bien considérer que c'est le public qui est « en retard » sur la vision artistique, et qu'il lui appartient de rattraper le « temps perdu ». [II.

Le succès garantit la qualité] La comparaison que propose Bergson avec la spéculation financière permet d'affirmer que la qualité ou la validité de l'oeuvre est ainsi confirmée par son succès, même si ce dernier est tardif.

On pourrait craindre qu'il y ait là de quoi justifier l'affirmation banale (et fausse) selon laquelle les artistes importants ne sont reconnus qu'après leur mort – ce qui ne risque guère de les consoler d'avoir été méconnus de leur vivant ! Toutefois, Bergson prend soin de préciser que c'est bien l'oeuvre elle-même qui opère la transformation du goût du public nécessaire à son accueil et à sa reconnaissance. Dans la spéculation, le succès financier confirme rétrospectivement la valeur de l'idée initiale.

Le succès artistique procède un peu de la même façon, mais une différence demeure notable : il n'y a pas que l'idée qui agisse, il y a aussi le goût qui est modifié par l'oeuvre.

Or l'oeuvre, sous-entend Bergson, n'est pas seulement. »

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