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Arthur SCHOPENHAUER (1788-1860)

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L'État, ce chef-d'oeuvre de l'égoïsme intelligent et raisonné, ce total de tous les égoïsmes individuels, a remis les droits de chacun aux mains d'un pouvoir infiniment supérieur au pouvoir de l'individu, et qui le force à respecter le droit des autres. C'est ainsi que sont rejetés dans l'ombre l'égoïsme démesuré de presque tous, la méchanceté de beaucoup, la férocité de quelques-uns : la contrainte les tient enchaînés, il en résulte une apparence trompeuse. Mais que le pouvoir protecteur de l'État se trouve, comme il arrive parfois, éludé ou paralysé, on voit éclater au grand jour les appétits insatiables, la sordide avarice, la fausseté secrète, la méchanceté, la perfidie des hommes, et alors nous reculons, nous jetons les hauts cris, comme si nous nous heurtions à un monstre encore inconnu ; pourtant, sans la contrainte des lois, sans le besoin que l'on a de l'honneur et de la considération, toutes ces passions triompheraient chaque jour. Il faut lire les causes célèbres, l'histoire des temps d'anarchie pour savoir ce qu'il y a au fond de l'homme, ce que vaut sa moralité ! Ces milliers d'êtres qui sont là sous nos yeux, s'obligeant mutuellement à respecter la paix, au fond ce sont autant de tigres et (le loups, qu'une forte muselière empêche seule de mordre. Supposez la force publique supprimée, la muselière enlevée, vous reculeriez d'effroi devant le spectacle qui s'offrirait à vos yeux, et que chacun imagine aisément ; n'est-ce pas avouer combien vous faites peu de fond sur la religion, la conscience, la morale naturelle, quel qu'en soit le fondement ? C'est alors cependant qu'en face des sentiments égoïstes, antimoraux, livrés à eux-mêmes, on verrait aussi le véritable instinct moral dans l'homme se révéler, déployer sa puissance, et montrer ce qu'il peut faire ; et l'on verrait qu'il y a autant de variété dans les caractères moraux qu'il y a (le variétés d'intelligence, ce qui n'est pas peu dire. Arthur SCHOPENHAUER (1788-1860)

« " L'État, ce chef-d'oeuvre de l'égoïsme intelligent et raisonné, ce total de tous les égoïsmes individuels, a remis les droits de chacun aux mains d'un pouvoir infiniment supérieur au pouvoir de l'individu, et qui le force à respecter le droit des autres.

C'est ainsi que sont rejetés dans l'ombre l'égoïsme démesuré de presque tous, la méchanceté de beaucoup, la férocité de quelques-uns : la contrainte les tient enchaînés, il en résulte une apparence trompeuse. Mais que le pouvoir protecteur de l'État se trouve, comme il arrive parfois, éludé ou paralysé, on voit éclater au grand jour les appétits insatiables, la sordide avarice, la fausseté secrète, la méchanceté, la perfidie des hommes, et alors nous reculons, nous jetons les hauts cris, comme si nous nous heurtions à un monstre encore inconnu ; pourtant, sans la contrainte des lois, sans le besoin que l'on a de l'honneur et de la considération, toutes ces passions triompheraient chaque jour.

Il faut lire les causes célèbres, l'histoire des temps d'anarchie pour savoir ce qu'il y a au fond de l'homme, ce que vaut sa moralité ! Ces milliers d'êtres qui sont là sous nos yeux, s'obligeant mutuellement à respecter la paix, au fond ce sont autant de tigres et (le loups, qu'une forte muselière empêche seule de mordre.

Supposez la force publique supprimée, la muselière enlevée, vous reculeriez d'effroi devant le spectacle qui s'offrirait à vos yeux, et que chacun imagine aisément ; n'est-ce pas avouer combien vous faites peu de fond sur la religion, la conscience, la morale naturelle, quel qu'en soit le fondement ? C'est alors cependant qu'en face des sentiments égoïstes, antimoraux, livrés à eux-mêmes, on verrait aussi le véritable instinct moral dans l'homme se révéler, déployer sa puissance, et montrer ce qu'il peut faire ; et l'on verrait qu'il y a autant de variété dans les caractères moraux qu'il y a (le variétés d'intelligence, ce qui n'est pas peu dire.

" SCHOPENHAUER La question centrale de ce texte est : Qu est-ce que l'Etat ? De quoi est-il l'émanation, la synthèse ? Mais aussi quel est son rôle, quelles sont ses fonctions ? Que peut-on en attendre ou en espérer ? Que se passerait-il si la puissance de l'État venait à défaillir ou à disparaître ? Toutefois, la réponse à toutes ces questions dépend d'après Schopenhauer d'une question préalable : Qu'est-ce que l'homme ? Il v a une anthropologie, une théorie de l'homme, qui sous-tend tout ce texte et qui permet de comprendre les thèses que l'auteur y défend.

Cette anthropologie, on pourrait la résumer par la phrase célèbre de Hobbes : « L'homme est un loup pour l'homme.

» Cependant, Schopenhauer ajoute : l'homme est et reste un loup pour l'homme, et ce en dépit de l'État, de la religion, de la morale, etc.

Le rôle qu'il assigne à l'État dans ce texte dépendra donc de ce postulat fondamental. Pour Schopenhauer, la philosophie a pour tâche d'arracher aux hommes les illusions qui les aident, en temps ordinaire, à vivre.

C'est un philosophe pessimiste, voire cynique.

Pour bien comprendre la portée et l'enjeu de ce qu'il dit dans ce texte sur l'État, il faut se rappeler qu'à la même époque, Hegel, son grand rival, définissait l'État comme le triomphe de la rationalité et de l'Universel sur les intérêts particuliers.

Or Schopenhauer mous dit dans ce texte que l'État n'est nullement le contraire de l'Égoïsme, de la recherche de l'intérêt personnel qui serait sacrifié à l'intérêt général par altruisme, patriotisme, amour sacré de la patrie...

Loin de ce lyrisme, il nous dit que l'État est le triomphe, l'apothéose, la consécration de l'Égoïsme ! Non pas le règne de la raison, non pas une institution qui s'opposerait (au nom de quoi ? avec quelles forces ?) au jeu des intérêts antagonistes, mais la somme, la synthèse, l'organisation rationnelle de tous ces égoïsmes.

Le savant, complexe et fragile équilibre de tous ces intérêts contradictoires qui, en se heurtant les uns aux autres, font la vie d'une société, voilà ce que les hommes appellent l'État, un compromis passé entre tous ceux qui sont en position d'imposer, au moins partiellement, leur volonté et leurs intérêts aux autres.

Par quelle mystérieuse alchimie l'État, surgi de cet entrechoc des intérêts particuliers, deviendrait-il quelque chose de noble, de sacré, de fondé sur Dieu lui-même, quelque chose qui mérite le respect et l'amour de tous les citoyens ? Il y a une mystification de l'État que Schopenhauer s'attache à rendre manifeste dans ce texte.

L'État se présente comme le triomphe du désintéressement et de la rationalité sur les tendances égoïstes (le l'homme, alors qu'il n'en est que le produit et l'organisation rationnelle : c'est précisément aux intérêts et aux passions des hommes qu'il fait appel pour amener chacun à contribuer à l'édifice commun, comme l'ont très bien montré les utilitaristes : l'État ne repose pas sur un autre principe, mais simplement sur la recherche en commun, et avec l'aide de la raison, de l'intérêt et du bonheur du plus grand nombre.

Comme l'écrit aussi Pascal : « On s'est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public ; mais ce n'est que feindre, et une fausse image de la charité ; car au fond ce n'est que haine.

» L'État se présente donc sous une « fausse image », sous une « apparence trompeuse » : celle d'avoir surmonté les tendances égoïstes des hommes qu'il ne peut que contenir tout en persistant à les exploiter. Nietzsche reprendra plus tard à Schopenhauer exactement la même idée : « Notre vie publique, politique et sociale aboutit à un équilibre des égoïsmes ; solution du problème : comment parvenir à une existence tolérable sans la moindre force d'amour, uniquement par la prudence des égoïsmes intéressés ?. »

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