Y a-t-il une sagesse du corps ?
Extrait du document
«
Définition et problématique :
On oppose facilement et fréquemment corps et esprit, corps et sagesse.
Pourtant, nous constatons quotidiennement que nous
sommes constitués et d'un corps et d'un esprit.
L'opposition est-elle alors légitime ? Le corps et les sens ne forment-ils pas aussi notre
être, et par suite ne participent-ils pas à ce qui nous caractérise, la sagesse ?
I – La connaissance ne se fait pas par le sensible
1)
La matière entrave l'esprit
Sénèque reprend l'affirmation socratique selon laquelle la mort est une libération qui libère l'esprit du corps.
Dans cette perspective,
corps et esprit semblent bien s'opposer et toute la sagesse possible revenir au seul esprit.
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 102 :
« Envisage donc sans trembler l'heure critique de cet événement, la dernière heure du corps, mais non de l'âme.
Ne vois dans
tout ce qui t'environne que du matériel d'hôtellerie ; tu n'es là que de passage.
La nature nous fouille au départ comme à l'entrée.
On n'a
pas le droit d'emporter plus qu'on avait alors avec soi.
Que dis-je ? Il te faut abandonner une bonne part de ce que tu avais en arrivant au
monde ; on te retirera ce revêtement de peau, suprême enveloppe de ton être, on te retirera cette chair, ce sang qui l'imprègne et circule
par tout l'organisme ; on te retirera ces os, ces muscles, pièces de soutien des parties flasques et tombantes.
Le jour que tu redoutes
comme le dernier de ton existence, c'est le jour de ta naissance à l'éternité.
Dépose ton fardeau : pourquoi veux-tu tarder, comme si tu
n'avais pas déjà quitté un corps où tu étais caché, pour paraître à la lumière ? »
2) Les sens contre la connaissance scientifique
Bachelard, La formation de l'esprit scientifique :
« Dans la formation d'un esprit scientifique, le premier obstacle, c'est l'expérience première, c'est l'expérience placée avant et audessus d e la critique qui, elle, est nécessairement un élément intégrant de l'esprit scientifique.
Puisque la critique n'a pas opéré
explicitement, l'expérience première ne peut, en aucun cas, être un appui sûr.
Nous donnerons de nombreuses preuves de la fragilité des
connaissances premières, mais nous tenons tout d e suite à nous opposer nettement à cette philosophie facile, qui s'appuie sur un
sensualisme plus ou moins franc, plus ou moins romancé, et qui prétend recevoir directement ses leçons d'un donné clair, net, sûr,
constant, toujours offert à un esprit toujours ouvert.
»
II – Pourtant le corps semble bien participer à la vie intellectuelle et spirituelle de l'individu
1)
Toute connaissance s'enracine dans la perception
Mes premières expériences proviennent de mon corps.
Merleau-Ponty, Signes :
« Toute la connaissance, toute la pensée objective vivent de ce fait inaugural que j'ai senti, que j'ai eu, avec cette couleur ou quel
que soit le sensible en cause, une existence singulière qui arrêtait d'un coup m o n regard, et pourtant lui promettait une série
d'expériences indéfinies, concrétion de possibles d'ores et déjà réels dans les côtés cachés de la chose, laps de durée donnée en une fois.
L'intentionnalité qui relit les moments de mon exploration, les aspects de la chose, et les deux séries l'une à l'autre, ce n'est pas l'activité
d e liaison du sujet spirituel, ni les pures connexions de l'objet, c'est la transition que j'effectue comme sujet charnel d'une phase du
mouvement à l'autre, toujours possible pour moi par principe parce que je suis cet animal de perceptions et de mouvements qui s'appelle
un corps.
»
2) Le corps et l'esprit sont unis dans la création
Merleau-Ponty, l'oeil et l'esprit :
« Le peintre « apporte son corps », dit Valéry.
Et, en effet, on ne voit pas comment un esprit pourrait peindre.
C'est en prêtant son
corps au monde que le peintre change le monde en peinture.
Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant
et actuel, celui qui n'est pas un morceau d'espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de vision et de mouvement.
»
III – L'union du corps et de l'esprit
1) « Une chose qui pense », union de matière et d'esprit
Descartes, Méditations métaphysiques, Seconde Méditation :
« Mais moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu'il y a quelqu'un qui est extrêmement puissant et, si je l'ose dire, malicieux
et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie à me tromper ? Puis-je m'assurer d'avoir la moindre de toutes les choses que
j'ai attribuées ci-dessus à la nature corporelle ? [...]
Je trouve ici que la pensée est un attribut qui m'appartient : elle seule ne peut être détachée de moi.
Je suis, j'existe : cela est
certain ; mais combien de temps ? A savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que
je cesserais en même temps d'être ou d'exister.
»
2) Le corps visible et voyant, medium entre le monde et moi
Merleau-Ponty, L'oeil et l'esprit :
« L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible.
Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder et
reconnaître dans ce qu'il voit alors l'« autre côté » d e sa puissance, voyante.
Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et
sensible pour soi-même.
C'est un soi, non par transparence, comme la pensée, qui ne pense quoique ce soit qu'en l'assimilant, en le
constituant, en le transformant en pensée – mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu'il voit, de celui qu'il
touche à ce qu'il touche, du sentant au senti – un soi donc qui est pris entre des choses, qui a une face et un dos, un passé et un
avenir...
»
Conclusion :
Une sagesse du corps semble bien exister : nous sommes un corps et un esprit fusionnés.
Comment dès lors dissocier sagesse
et corps ?
La sagesse du corps est celle qui nous relie au monde extérieur..
»
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