Un homme libre est-il un homme seul ?
Extrait du document
«
Il convient de justifier le sujet dans la mesure où la liberté n'implique pas la solitude, du moins dans un premier
niveau d'analyse.
Toutefois, on s'aperçoit que la définition que l'on donne volontiers de la liberté nous renvoie
paradoxalement à la solitude.
On considère en effet généralement qu'être libre, c'est faire tout ce que l'on
veut.
Or, sous ce rapport effectivement, la liberté implique la solitude car dès lors qu'il y a présence d'autrui, je
ne peux plus faire tout ce que je veux.
Le sujet permet donc aussi de mieux définir la liberté qui n'est pas
conforme à l'image que l'opinion s'en fait.
Par ailleurs, songez à des figures d'hommes seuls : l'ascète, l'ermite,
Robinson sur son île...
Ce dernier exemple montre que loin d'apporter la liberté, la solitude conduit à la folie.
On
pourrait aussi interpréter le sujet dans un sens plus subtil : l'homme libre serait un homme seul, parce que rare
et isolé au milieu de la foule soumise à des déterminismes qui lui échappent (désirs, corps, passions...).
[Pour être libre, il faut vivre seul et sans attache.
Ce sont les désirs d'autrui qui entravent les miens.
Par ailleurs,
être réellement libre, c'est mener une vie qui ne ressemble
pas à celle des autres.]
En étant seul, je vis en conformité avec moi-même
La société des hommes ne cesse de m'influencer.
Je dois me plier à mille contraintes.
Dès lors que je
m'attache à une personne, me voilà dépendant d'elle.
C'est pourquoi Épictète conseille à celui qui veut être
libre de n'avoir «ni attrait ni répulsion pour rien de ce qui dépend des autres» (Manuel).
Seul, je respecte ma
propre nature et n'obéis qu'à elle.
L'enfer c'est les autres
Sartre, dans Huis-clos, déclare: «L'enfer, c'est les autres.» Ce sont
toujours les autres qui limitent la réalisation de mes désirs, et donc ma
liberté.
Sur la question d'autrui, Sartre souligne que seul Hegel s'est vraiment
intéressé à l'Autre, en tant qu'il est celui par lequel ma conscience
devient conscience de soi.
Son mérite est d'avoir montré que, dans
mon être essentiel, je dépends d'autrui.
Autrement dit, loin que l'on
doive opposer mon être pour moi-même à mon être pour autrui, « l'êtrepour-autrui apparaît comme une condition nécessaire de mon être pour
moi-même » : « L'intuition géniale de Hegel est de me faire dépendre de
l'autre en mon être.
Je suis, dit-il, un être pour soi qui n'est pour soi
que par un autre.
»
Mais Hegel n'a réussi que sur le plan de la connaissance : « Le grand
ressort de la lutte des consciences, c'est l'effort de chacune pour
transformer sa certitude de soi en vérité.
» Il reste donc à passer au
niveau de l'existence effective et concrète d'autrui.
Aussi Sartre
récupère-t-il le sens hégélien de la dialectique du maître et de
l'esclave, mais en l'appliquant à des rapports concrets d'existence :
regard, amour, désir, sexualité, caresse.
L'autre différence, c'est que si,
pour Hegel, le conflit n'est qu'un moment, Sartre semble y voir le
fondement constitutif de la relation à autrui.
On connaît la formule fameuse : « L'enfer, c'est les autres ».
Ce
thème est développé sur un plan plus philosophique dans « L'être & le néant ».
Parodiant la sentence biblique
et reprenant l'idée hégélienne selon laquelle « chaque conscience poursuit la mort de l'autre ».
Sartre y
affirme : « S'il y a un Autre, quel qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse
autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, une nature ; ma chute originelle,
c'est l'existence de l'autre...
»
J'existe d'abord, je suis jeté dans le monde, et ensuite seulement je me définis peu à peu, par mes choix et
par mes actes.
Je deviens « ceci ou cela ».
Mais cette définition reste toujours ouverte.
Je suis donc
fondamentalement libre « projet », invention perpétuelle de mon avenir.
Et je suis celui qui ne peut pas être
objet pour moi-même, celui qui ne peut même pas concevoir pour soi l'existence sous forme d'objet : « Ceci
non à cause d'un manque de recul ou d'une prévention intellectuelle ou d'une limite imposée à ma
connaissance, mais parce que l'objectivité réclame une négation explicite : l'objet, c'est ce que je me fais ne
pas être...
»
Or je suis, moi, celui que je me fais être.
Et c'est précisément parce que je ne suis que pure subjectivité et
liberté, que le simple surgissement d'autrui est une violence fondamentale.
Peu importe qu'il m'aime, me haïsse
ou soit indifférent à mon égard.
Il est là, je le vois et je découvre que je ne suis plus centre du monde, sujet
absolu.
Il me voit, et avec son regard s'opère une métamorphose dans mon être profond : je me vois parce.
»
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