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Traduire est-ce trahir?

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« On emploie traduire dans certaines expressions pour rendre compte de la difficulté d'une opération, par exemple lorsque l'on dit « traduire ses sentiments ».

Le sens commun présuppose que traduire c'est toujours trahir, que la diversité des langues exige que le passage entre l'une et l'autre se paie de la perte de certaines richesses, et relève plus de l'interprétation que d'un système idéal de correspondances.

Dès lors traduire ce serait toujours composer à la limite de la trahison.

Mais n'est-ce pas là une vision purement scolaire de la traduction, puisque la traduction « idéale » est impossible pourquoi toujours rester prisonnier de son ombre ? Traduire n'a-t-il pas plutôt parti liée au sens, à la pensée, qu'à la langue et à ses particularités ? Ne faut-il pas se libérer d'une forme que de toute façon l'on ne pourra restituer idéalement, et viser avant tout à faire surgir un fond ? C'est-à-dire que peut-être traduire exige d'abord d'être entièrement pénétré d'une oeuvre pour la faire passer dans une autre langue, et d'être donc libéré du seul souci de la précision, qui condamnerait à la médiocrité. I- Le traducteur n'est qu'un passeur. Traduire c'est faire passer une oeuvre dans une autre langue, l'ouvrir à d'autres pays, c'est faire naître l'oeuvre dans une autre culture.

Il y a une histoire des traductions de la Critique de la raison pure ou de la Phénoménologie de l'Esprit, traduire c'est déployer une oeuvre à travers les barrières du langage. Mais le rôle de passeur est périlleux et l'exercice de traduction est une composition, un ajustement permanent.

Il n'existe pas de système d'équivalence entre deux langues, aussi traduire revient à ruser, à opérer des choix, des détours, bref à prendre des responsabilités.

Une traduction est donc souvent contestable, à la limite de l'interprétation, de la trahison. Dans son article sur la langue française dans le Dictionnaire européen des philosophes Alain Badiou fait allusion à quelques difficultés générales.

Par exemple la langue anglaise est connue pour la richesse de ses nuances, c'est une langue descriptive, ce qui explique la naissance de l'empirisme en Angleterre (Locke et Hume), or traduire l'anglais c'est risquer de transformer sa finesse en fadeur, sa richesse en énumération.

Autre exemple, l'italien qui contrairement au français permet par sa légèreté de retourner une opinion, d'opérer une virevolte sans s'exposer à la contradiction.

Le risque dans la traduction est de rendre alors cette gymnastique indigeste, de transformer l'habileté en confusion. II- Les paradoxes de la traduction. Traduire c'est donc apparemment se débattre dans une contradiction : il faut composer avec la souplesse exigée par la volonté de communiquer une oeuvre et avec la rigueur exigée par le respect du modèle.

Il faut donc maintenir ensemble la communication et le bien-écrire, il faut que le passage s'opère avec le moindre d'écart possible.

Chaque traduction est un cas particulier, il s'agit toujours de trouver la juste mesure entre l'intelligibilité (communication) et le respect du style de l'auteur, pénétré des structures propres à sa langue. Un second paradoxe apparaît : traduire c'est se heurter aux idiomes d'une langue et à sa spécificité mais en même temps l'entreprise de traduction repose sur l'idée que le sens n'est pas prisonnier de la langue.

Traduire ce ne serait donc pas tant composer à la limite de la trahison, mais extraire, n'est-ce pas avant tout le sens qui passe d'une langue à l'autre, un fond ? Si traduire c'est extraire l'on comprend mieux le statut de l'intraduisible, l'intraduisible c'est lorsque le sens est rivé directement au mot, lorsqu'il n'y a plus de distinction possible entre le mot écrit et parlé et son usage, la philosophie allemande offre des exemples de ce type d'imbrication où le concept est stratifié dans la langue et en paraît inextricable : l'aufheben chez Hegel, le Dasein chez Heidegger (que l'être-là de Sartre ne traduit pas exactement) ou même l'Erscheinung chez Kant (qu'on traduit par phénomène ce qui ne rend pas compte de la dimension de l'apparaître, erscheinen signifiant apparaître).

Comment traduire de telles inventions sans inventer à son tour ? Autrement dit traduire est-ce suivre un protocole, s'appliquer à marcher droit dans une allée bordée d'erreurs, ou bien cela n'exige-t-il pas autre chose ? III- Traduire ce n'est pas une simple répétition. Si traduire ce n'est que dire les choses en second alors celui qui parle en second n'a plus rien à dire, il n'a qu'à redire et s'expose forcément au risque de la trahison.

Mais traduire est-ce répéter une phrase dans un autre ordre linguistique ? N'est-ce pas plutôt refaire le chemin au sens non d'un travail d'adaptation, d'application, de juriste, mais d'un travail au sens fort, où l'ouvrage est approprié, dominé ? Le traducteur doit toujours composer avec le modèle mais s'affranchir de la peur de trahir, voir la traduction comme une trahison potentielle c'est méconnaître la vraie nature de la traduction, celle-ci n'est pas un collage, un ajustement, un travail d'artisan, mais un travail de lecteur, traduire c'est lire l'oeuvre dans une autre langue. La valeur d'une traduction n'est jamais garantie, toute traduction peut-être une trahison, non pour des erreurs de vocabulaire, de syntaxe, mais parce que ces erreurs seront reliées à des approximations de lecture.

Le traducteur n'est pas une machinerie, c'est un lecteur, et il doit être un « spécialiste » du genre qu'il traduit. Seul un philosophe peut en traduire un autre, Hegel se sert parfois de très peu de mot et son style repose sur une combinatoire, pourtant il n'y aura jamais de très bon traducteur automatique d'Hegel car sa parole, sa combinatoire ne peut être restituée que par un philosophe.

Il faut restituer un sens, une pensée ; de même il n'y a qu'un poète qui puisse en traduire un autre, car il ne s'agit pas tant de coller aux mots, de suivre un protocole d'équivalence, de viser l'exactitude, qu'il ne s'agit de retrouver un ton, un style, une étoffe poétique, un rythme qui se situent par delà le mot-à-mot et le soucis de l'exactitude.

Traduire un poème n'est pas une affaire de linguiste ni d'horloger ou de génie informatique, mais de poète. Conclusion : Traduire ce peut donc être prendre des libertés pour libérer une Parole de la langue qui l'accapare, la faire naître ailleurs.

Traduire c'est arracher une Parole à sa langue d'origine, montrer qu'elle peut habiter un autre langage et donc trahir la langue qui l'a abrité en premier, mais cette trahison est une libération, un déploiement de l'oeuvre originale, non une méprise mais une infidélité.. »

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