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Tolérance et scepticisme ?

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« D'après le Vocabulaire de Lalande, le devoir de tolérance c'est « la règle de conduite consistant à laisser à chacun la liberté d'exprimer et de propager ses opinions alors même qu'on ne les partage pas ».

Mais, aux yeux d'une conviction sincère, qu'elle soit scientifique, religieuse, politique, l'opinion qu'on "ne partage pas" est l'opinion fausse.

Accorder la tolérance, c'est accorder la libre propagation de l'erreur.

Peut-on laisser dire ou imprimer n'importe quoi ? Lénine, au nom de sa « vérité » marxiste, interdit de propager les « mensonges » libéraux et capitalistes.

Les papes du XIXe siècle, au nom de la Vérité absolue dont leur Église est dépositaire, condamnent le « délire moderne » de la liberté de conscience, "la plus funeste de toutes, liberté exécrable pour laquelle on n'aura jamais assez d'horreur".

Partout l'État, protecteur des citoyens, pourchasse le mal sous la forme du dérèglement des conduites et des moeurs.

Ne doit-il pas le pourchasser sous la forme des doctrines fausses, source des moeurs corrompues ? Voilà l'argument auquel nous devons répondre si nous voulons tenter de défendre le principe de la tolérance. La première réponse, celle que nous proposent les "philosophes" de l'Aufklarung et leurs émules pragmatistes, est une réponse sceptique.

Il n'y a pas de Vérité et c'est pour cela que liberté et tolérance doivent être garanties. Lessing, par exemple, dans un conte célèbre, Nathan le Sage, donne en exemple l'amitié de l'israélite Nathan, du chrétien grand maître du temple et du musulman Saladin.

Mais cette tolérance nous apparaît dérisoire quand nous apprenons que ces trois personnages sont en réalité détachés des croyances de leurs communautés respectives.

Ils ne sont au fond que trois sceptiques qui s'accordent sur le scepticisme.

Dans le même esprit Voltaire écrivait : « Nous devons nous tolérer mutuellement parce que nous sommes faibles, inconséquents, sujets à l'erreur.

Un roseau couché par le vent dans la fange dira-t-il au roseau voisin couché dans le sens contraire : rampe à ma façon misérable ou je présenterai requête pour qu'on t'arrache et te brûle ? u En définitive, si toutes les opinions sont permises, c'est que toutes les opinions se valent et si toutes les opinions se valent c'est parce que toutes valent aussi peu.

N'est-il pas paradoxal de fonder sur l'infirmité de la pensée les droits souverains qu'on lui .reconnaît ? Les progrès de la tolérance accompagneraient-ils seulement l'affaiblissement des convictions ? Proches des sceptiques sont les pragmatiques qui justifient la tolérance parce qu'ils croient à la multiplicité des vérités, ce qui est encore une façon de ne pas croire à LA vérité ; toutes les philosophies, toutes les religions ont droit à l'existence selon Goethe, car le vrai c'est ce qui est utile et les croyances diverses sont comme des baumes différents que chacun applique sur ses plaies.

Goethe écrit à Lavater le 4 octobre 1782: « Mon emplâtre ne réussit pas sur toi ni le tien sur moi.

Dans l'officine du Père il y a beaucoup de formules.

n La liberté, ici encore, ne paraît fondée que sur une exténuation de la notion de vérité.

Ainsi la justification sceptique, relativiste ou pragmatiste de la tolérance, nous semble ruineuse.

Faut-il donc tuer la vérité pour assurer la fraternité et sommes-nous condamnés au tragique dilemme du fanatisme ou du scepticisme ? Le rationalisme nous propose un moyen de réconcilier Vérité et Liberté ; pour lui, ces deux exigences s'impliquent mutuellement, bien loin de s'exclure.

On rejettera énergiquement la formule de Comte pour qui « il n'est pas de liberté de conscience en géométrie ni en astronomie ».

Car il y a là un contresens sur la véritable signification de la liberté.

En effet, si l'adhésion que donne mon esprit à un théorème est nécessitée par la puissance interne du raisonnement, elle n'est contrainte par aucune force extérieure.

On n'imagine pas, dit Albert Bayet, « Riemann ou Einstein faisant appel à des bataillons ou à une majorité politique pour défendre les géométries non euclidiennes ou la Relativité ».

La vérité rationnelle n'opprime aucunement la liberté, car elle repose sur mon assentiment.

La « preuve » n'est jamais un principe de contrainte mais tout au contraire un principe de liberté, car dès que la preuve fournie par autrui est de moi comprise, elle devient ma preuve et j'adhère librement à la vérité.

Certes la pensée rationaliste ne redoute pas mais appelle de tous ses voeux la plus large tolérance, la diffusion de toutes les idées, la discussion la plus ouverte.

Ainsi voit-on Pasteur réclamer aux partisans de la génération spontanée leurs arguments et leurs protocoles d'expérience.

Car c'est précisément la libre discussion des preuves qui permet à la vérité de s'imposer, entendons par là non d'exercer sur nous une contrainte, mais de mériter notre libre assentiment. Tout à l'opposé ce sont les opinions arbitraires et les pensées non fondées qui ont peur de la lumière et qui fuient le dialogue et la pacifique discussion.

C'est lorsque je suis incapable de démontrer clairement l'objet d'une croyance obscurément liée à mes passions, à mes habitudes, que j'ai la tentation de l'imposer par la violence, d'en faire une doctrine officielle, protégée de toute confrontation et de toute critique par la puissance du bras séculier.

«Le fanatisme», dit Jung, « n'est qu'une surcompensation du doute.

» Et Montaigne disait : « Pour Dieu merci, ma créance ne s'établit pas à coup de poing.

Qui establit son discours par braverie et commandement montre que la raison y est faible.

» De tels arguments, cependant, suffisent-ils à résoudre ce problème de la tolérance ? On remarquera qu'il ne se pose guère au niveau des vérités rationnelles démontrables, qui effectivement comme l'aventure scientifique en fait foi — s'accommodent fort bien de la liberté.

En revanche le problème est essentiel lorsqu'il s'agit de croyances métaphysiques et religieuses.

On fera observer qu'ici il peut y avoir vérité sans qu'il y ait évidence ou sans qu'il y ait preuve, au sens expérimental, parce qu'il s'agit de « vérités » d'un autre ordre que les vérités de la science.

On peut cependant, même dans ce domaine, justifier la tolérance sans tomber dans un scepticisme radical.

Les chrétiens invoquent l'exigence de charité qui nous prescrit de respecter les consciences « erronées » lorsqu'elles sont sincères.

D'autre part le croyant le plus convaincu accordera que d'autres systèmes, d'autres expressions religieuses que la sienne peuvent comporter au moins une part de vérité.

La conscience religieuse peut accorder la tolérance lorsqu'elle est réellement pénétrée par la transcendance du vrai.

Le croyant authentique se considère plus comme le pèlerin de la vérité que comme le propriétaire de la certitude.

Pour lui, la vérité n'est pas plus à moi qu'à toi.

Elle est devant nous.

Certes il ne s'agit pas de répéter avec le scepticisme que la vérité nous est étrangère ; du moins éprouve-t-on qu'elle nous dépasse de telle sorte qu'il y a toujours dans les paroles humaines qui expriment notre foi une part d'inadéquation et d'approximation.

L'homme n'est pas pur esprit, chacun est en partie déterminé par les conditions historiques concrètes de son enracinement.

Dans nos opinions il y a d'une part une mentalité, qui n'est pas conforme à la vérité, qui reflète une époque et des données historiques, et d'autre part une visée qui transcende cette mentalité et se dirige vers la vérité.

C'est pour cette raison qu'il est nécessaire de respecter des croyances en apparence très diverses.

Au fond, à travers des vêtements différents elles visent la même vérité.

La tolérance, c'est le devoir qui nous incombe d'instaurer entre ces croyances un dialogue.

Chacun en dépouillant — grâce au dialogue — ce qui dans sa croyance est pure contingence et pure relation à l'histoire, se rapprochera peut-être d'une visée spirituelle plus pure.

Sous la diversité des opinions on apprendra à reconnaître la diversité des époques, des tempéraments.

L'échange des diversités — par la fécondité du dialogue — peut rapprocher les hommes de l'Unique Vérité, tout en leur enseignant à se respecter et à s'aimer.

Comme dit Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m'enrichis.

» [Pour accepter que la vérité puisse être ailleurs et différente, il faut douter de ses propres convictions.

La tolérance consiste à penser que personne ne peut se considérer comme étant en possession de la vérité.

C'est donc une attitude produite par l'absence de certitude et le manque de convictions du sceptique.] Être tolérant, c'est accepter la pluralité des vérités. D'après le Vocabulaire de Lalande, le devoir de tolérance c'est « la règle de conduite consistant à laisser à chacun la liberté d'ex-primer et de propager ses opinions alors même qu'on ne les partage pas ».La tolérance c'est accepter qu'autrui puisse avoir raison contre moi.

Cela implique que je ne sois assuré d'être le seul détenteur de la vérité.

L'esprit tolérant ne peut être dogmatique.

Être tolérant, c'est donc affirmer qu'il n'y a pas de vérité absolue, mais seulement relatives.

Être tolérant, c'est donc être sceptique. On ne peut être tolérant que si l'on est sceptique Le scepticisme absolu des pyrrhoniens et de leurs disciples affirme que l'homme ne saurait atteindre la vérité. Enésidème avait groupé les arguments sous dix titres ou « tropes que Sexus Empiricus réduisit à cinq.

Il faut connaître ces arguments qu'on retrouve chez Montaigne, chez Pascal et chez Anatole France. (a) La contradiction des opinions. Les sophistes grecs frappés par la contradiction des opinions des philosophes (par exemple : Héraclite disait que le réel n'est que changement, alors que Parménide niait le changement) aboutissent à la conclusion pessimiste que la vérité (qui devrait être universelle) est inaccessible.

Les sceptiques ont été parfois de grands voyageurs qui, à force d'avoir vu les gens les plus divers professer des opinions contradictoires, adopter des valeurs différentes, ne croient plus à rien.

Pyrrhon avait par exemple accompagné le conquérant Alexandre dans un grand nombre de ses expéditions.

Montaigne avait visité l'Allemagne, l'Italie, mais avait surtout dans sa « librairie » voyagé parmi des systèmes philosophiques innombrables et tous différents.

Pascal reprend les thèmes de Pyrrhon et de Montaigne : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.

» (b) La régression à l'infini. Une vérité ne peut pas être acceptée sans preuves comme telle car il n'existe pas un signe du vrai « comparable à la marque imprimée sur le corps des esclaves et qui permet de les reconnaître quand ils sont en fuite.

» Mais si je propose une preuve pour une affirmation, le sceptique me dira « Prouve ta preuve ».

ainsi la preuve qu'on apporte pour garantir l'affirmation a besoin d'une autre preuve et celle-ci d'une autre à l'infini. Pour connaître la moindre chose je suis d'autre part contraint de remonter à l'infini, c'est-à-dire de mettre ce donné en rapport avec une infinité d'autres faits.

Car chaque chose est relative à toutes les autres et pour connaître le moindre objet il faudrait connaître son rapport avec tout l'univers.

Nous ne connaissons le tout de rien, ce qui revient à ne connaître rien du tout. (c) La nécessité d'accepter des postulats invérifiables. Ne pouvant remonter de preuve en preuve à l'infini, l'esprit accepte toujours sans démonstration un point de départ qui est une simple supposition et dont la vérité n'est pas garantie. (d) Le diallèle (les uns par les autres). Il n'est pas possible de raisonner en évitant les « cercles vicieux ».

Ainsi, je démontre que a est vrai en supposant b est vrai et je démontre que b est vrai en supposant que a est vrai.

Je commets un cercle vicieux en démontrant les unes par les autres des propositions dont aucune n'est fondée a priori.

Le cercle vicieux par excellence est celle-ci : pour prouver la valeur de ma raison, il faut que je raisonne, donc précisément que je me serve de cette raison dont la valeur est en question ! Nous voilà, comme dit Montaigne, « au rouet ». (e) Toute opinion est relative. « L'homme est la mesure de toute choses » formule qu'Anatole France interprétait ainsi : « L'homme ne connaîtra de l'univers que ce qui s'humanisera pour entrer en lui, il ne connaîtra jamais que l'humanité des choses.

» Toute affirmation sur l'univers est relative à celui qui affirme.

Socrate résume la thèse de Protagoras : « N'arrive-t-il pas parfois qu'au souffle du même vent l'un de nous frissonne et non l'autre ? Or que dirons-nous alors de ce souffle de vent envisagé tout seul et par rapport à lui-même ? Qu'il est froid ou qu'il n'est pas froid ? Ou bien en croirons-nous Protagoras : qu'il est froid pour qui frisonne et ne l'est pas pour qui ne frisonne pas ? » (« Théétète », 152b).

L'affirmation sur un même objet diffère non seulement d'un individu à un autre mais chez le même individu selon les moments (le monde ne m'apparaît pas de la même façon quand je suis gai ou triste) et même selon les perspectives d'observation (une tour vue carrée de près paraît ronde de loin).

Pour les sceptiques il n'y a pas de vérités objectives mais seulement des opinions subjectives toutes différentes.. »

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