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Tocqueville: Le conformisme est-il une absence de liberté ?

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Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre, il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? [...] Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige.

« La création d'une nouvelle société en Amérique au milieu du siècle constitue un terrain d'observation privilégié des mutations politiques en Occident.

Les deux fondements idéologiques de la Révolution française, l'égalité et la liberté, y apparaissent dans un rapport qui semble conflictuel : une certaine forme d'égalité nuit à la liberté politique. Tocqueville: Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.

Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort.

Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux.

Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.

Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre, il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? [...] Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige. Avez-vous compris l'essentiel ? 1 Quels sont les principaux caractères du nouveau despotisme dans la société démocratique ? 2 Quelles sont les deux tendances opposées qui conduisent les hommes ? 3 Qu'est-ce qui distingue la dictature traditionnelle du despotisme démocratique ? Réponses: 1 - L'effet de masse, la recherche égoïste du plaisir, le repliement sur la sphère privée, le paternalisme protecteur et infantilisant de l'État, la complexité des règles administratives, le nivellement par la base : le conformisme généralisé. 2 - Le besoin de rester libre et celui d'être dirigé. 3 - La dictature traditionnelle « brise des volontés », le despotisme démocratique « les amollit ». L'observation de tendances dominantes de la vie politique américaine naissante conduit à un paradoxe : la démocratie n'est pas, par elle-même, l'opposé de l'oppression.

Il y aurait une certaine naïveté à accorder un crédit absolu à la société démocratique, croyant que, tant qu'elle existe, tout risque d'atteinte aux libertés est écarté.

Cet optimisme repose sur l'illusion qui consiste à croire que l'oppression suppose nécessairement un oppresseur et que l'absence de rébellion est toujours un consentement lucide et responsable. La vigilance demande une analyse plus rigoureuse.

Les modèles classiques de la tyrannie et du despotisme ne permettent pas d'épuiser la compréhension de toutes les formes d'atteintes aux libertés. Ce n'est plus par un excès d'inégalité que sont menacés les hommes de la modernité, le règne du despote sur un peuple d'esclaves est dépassé : l'heure est à l'égalité.

L'égalité de nature proclamée par le christianisme — tous les hommes sont créés à l'image de Dieu — a été relayée par l'égalité de droit du siècle des Lumières — tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs.

L'histoire semble s'orienter désormais vers une troisième figure de l'égalité : l'égalité de fait.

Les hommes « semblables et égaux » ne se distinguent plus par leurs aptitudes ou leurs ressources : ils n'ont donc plus rien à attendre les uns des autres.

L'égalité entraîne ainsi paradoxalement la dissolution du lien social parce qu'elle anéantit la complémentarité et renvoie chacun à lui-même.

Les individus n'ont plus le sentiment de participer à un dessein collectif.

Ils n'ont plus de « patrie » : ils ne se saisissent plus comme citoyens, ne sont pas liés par une histoire commune.

La consommation leur tient lieu d'idéal politique.

Leur seule préoccupation est d'accroître leur bien-être sans conflit.

Pour cela, chacun a intérêt à ce que tous profitent des mêmes biens que lui-même, mais aucun n'est plus en mesure de se mettre au service d'un dessein commun. Ainsi, par un accord implicite, tous abandonnent leur liberté politique à un pouvoir organisateur, prestataire de services à chacun.

Le pouvoir mis en place de la sorte a une capacité à modeler les actions collectives sans user de la force : il a ce privilège de prendre en charge les comportements sans rencontrer de résistance parce que chacun se complaît dans la dépendance.

Il n'use pas non plus du discours : il n'a plus besoin de convaincre puisque personne ne perd de temps dans les débats d'idées; il est acquis pour tous que le pouvoir doit gérer la vie de la société pour permettre l'égalité de jouissance.

Ce pouvoir protecteur est « a-politique » : au-dessus de tout soupçon, il ne gouverne pas en vue d'une fin collective dont on pourrait débattre, il se contente de pourvoir efficacement aux besoins.

Il est par conséquent inattaquable : ses buts sont partagés par tous — qui ne veut que l'on facilite ses plaisirs? —, il ne se réfère à aucune idéologie.. »

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