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Racine écrit dans la Préface de Phèdre: "Je n'ose encore assurer que cette pièce soit la meilleure de mes tragédies. Je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix." Plus que des formules conventionnelles de modestie, ne faut-il pa

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  • Introduction

   Qui est le mieux placé pour juger d'une oeuvre? Qui peut assigner aux productions de l'esprit leur rang dans la hiérarchie des valeurs? Est-ce Fauteur, mais n'est-il pas trop près de son œuvre? Sont-ce quelques Doctes? Sont-ce les contemporains? la postérité? etc. Les classiques (Molière: Boileau, Réflexions sur Longin; Racine) considèrent en principe que la qualité d'une œuvre est établie par une collaboration de tant de juges divers cités plus haut. Il faut que l'auteur soit content de son ouvrage, que les connaisseurs l'approuvent et que le goût général des hommes confirme l'opinion des connaisseurs. Mais en cas de désaccord entre ces juges, nul doute que le juge le plus qualifié, celui qui, en fin de compte, doit trancher le débat, ne soit le public, non point le public d'un soir ni même d'une époque, mais ce que Boileau dans sa Préface pour l'édition de 1701 appelle le « goût général des hommes ». Racine est encore plus net : s'interrogeant sur la valeur de Phèdre. estimant que cette pièce est la meilleure de ses tragédies, il n'ose toutefois l'assurer et déclare : « Je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix ». Mesurons tout d'abord combien ce point de vue critique est loin de nous; apprécions-en la force; montrons-en enfin les limites.  

  •  I Un point de vue bien éloigné du nôtre

   Combien la révolution romantique a rendu ces vues lointaines, c'est ce qu'il nous faut tout d'abord souligner. En effet, on pourrait croire qu'il s'agit ici d'une banale modestie, du genre de celle qui consiste dans une préface à solliciter la critique des lecteurs. En réalité, ces lignes vont beaucoup plus loin parce que Racine remet littéralement entre les mains de ses lecteurs présents et futurs le soin de déterminer la valeur vraie, éternelle de son œuvre. Or c'est là d'abord supposer qu'il y a une valeur en soi d'une œuvre, indépendante du temps, c'est supposer corollairement que l'œuvre n'a pas tiré toute sa force de ses liens avec les circonstances qui l'ont vue naître, c'est enfin supposer qu'elle est complètement détachée de son auteur et qu'on n'a absolument pas à la juger comme un témoignage ou un message.  

« Introduction Qui est le mieux placé pour juger d'une oeuvre? Qui peut assigner aux productions de l'esprit leur rang dans la hiérarchie des valeurs? Est-ce Fauteur, mais n'est-il pas trop près de son œuvre? Sont-ce quelques Doctes? Sontce les contemporains? la postérité? etc.

Les classiques (Molière: Boileau, Réflexions sur Longin; Racine) considèrent en principe que la qualité d'une œuvre est établie par une collaboration de tant de juges divers cités plus haut.

Il faut que l'auteur soit content de son ouvrage, que les connaisseurs l'approuvent et que le goût général des hommes confirme l'opinion des connaisseurs.

Mais en cas de désaccord entre ces juges, nul doute que le juge le plus qualifié, celui qui, en fin de compte, doit trancher le débat, ne soit le public, non point le public d'un soir ni même d'une époque, mais ce que Boileau dans sa Préface pour l'édition de 1701 appelle le « goût général des hommes ».

Racine est encore plus net : s'interrogeant sur la valeur de Phèdre.

estimant que cette pièce est la meilleure de ses tragédies, il n'ose toutefois l'assurer et déclare : « Je laisse et aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix ».

Mesurons tout d'abord combien ce point de vue critique est loin de nous; apprécions-en la force; montronsen enfin les limites. I Un point de vue bien éloigné du nôtre Combien la révolution romantique a rendu ces vues lointaines, c'est ce qu'il nous faut tout d'abord souligner.

En effet, on pourrait croire qu'il s'agit ici d'une banale modestie, du genre de celle qui consiste dans une préface à solliciter la critique des lecteurs.

En réalité, ces lignes vont beaucoup plus loin parce que Racine remet littéralement entre les mains de ses lecteurs présents et futurs le soin de déterminer la valeur vraie, éternelle de son œuvre.

Or c'est là d'abord supposer qu'il y a une valeur en soi d'une œuvre, indépendante du temps, c'est supposer corollairement que l'œuvre n'a pas tiré toute sa force de ses liens avec les circonstances qui l'ont vue naître, c'est enfin supposer qu'elle est complètement détachée de son auteur et qu'on n'a absolument pas à la juger comme un témoignage ou un message. 1 Pour les modernes, il n'y a pas de valeur en soi d'une œuvre.

En effet la critique moderne diffère de la critique classique en ce qu'elle a renoncé à établir une hiérarchie.

Chaque œuvre de valeur, pourvu qu'elle soit expressive de quelque chose, est bonne, mais l'on n'a pas à établir de palmarès.

Or pour Racine il s'agit bien d'en établir un (« la meilleure de mes tragédies »)· Il existe une hiérarchie des genres et au sein des genres une hiérarchie des œuvres. Que soit conforme ou non à la vérité historique le fameux « concours » entre Corneille et Racine sur le sujet de Bérénice, le fait même que les contemporains aient pu croire en un pareil concours montre bien que dans leur idée la littérature avait un aspect compétitif que nous n'imaginons plus guère. 2 Pour les modernes, l'œuvre tire toute sa force du moment qui l'a vue naître.

Reprenons en effet cet exemple et demandons-nous pourquoi cette idée de concours est si choquante pour un esprit moderne : c'est parce que celuici verra dans l'œuvre de Corneille et de Racine l'expression de circonstances historiques différentes; il se dira que Corneille représente l'état d'esprit de la génération héroïque, « généreuse » et politique de la Fronde et que Racine représente l'état d'esprit plus mondain et plus « galant » de la génération de Louis XIV.

Se refusant à la comparaison, le critique moderne considère que chaque œuvre tire sa valeur des liens qu'elle a avec une certaine génération, avec la « civilisation » d'un certain temps.

La valeur de chacune est justement de bien représenter ce moment de l'histoire.

Au fond, la critique moderne, même si elle ne se réclame pas ouvertement d'un déterminisme tainien, est « historique » en ce sens qu'elle considère une œuvre avant tout dans son époque.

Elle refuse de l'en détacher pour la goûter hors des circonstances et de l'auteur. 3 Pour les modernes, l'œuvre n'est jamais détachée complètement de son auteur.

C'est pourquoi, en un sens, on peut aller jusqu'à soutenir que la meilleure place pour juger une œuvre est celle de l'auteur, non pas que la critique moderne légitime ainsi l'orgueil et l'autolâtrie, mais parce que l'auteur est le seul à pouvoir apprécier totalement les rapports de son œuvre et des circonstances qui l'ont vue naître.

Certes cette compétence particulière de l'auteur semble un peu un cas limite de la critique moderne, mais elle est bien dans son esprit : la postérité, c'est-à-dire le lecteur qui lit deux cents ans plus tard, a totalement perdu de vue les circonstances qui, dans leur jaillissement, ont provoqué l'œuvre et il ne peut juger que de sa valeur en soi (mais nous avons vu que cette valeur, la critique moderne n'y croit guère).

Mieux placé déjà est le lecteur contemporain, par exemple le lecteur du XVIe siècle lorsqu'il retrouve sans difficulté dans Garnier ce stoïcisme chrétien dont lui-même est nourri.

Mais au fond, l'on sent bien qu'une certaine esthétique moderne n'est pas loin de penser que le seul vrai juge, c'est l'auteur, pour qui l'œuvre a prolongé tel ou tel moment privilégié de sa vie et qui seul peut établir le vrai rapport entre son œuvre et les circonstances les plus intimes qui l'ont provoquée.

D'où l'intérêt capital qu'attache la critique moderne aux témoignages des auteurs sur leur œuvre, d'où surtout je ne sais quelle attitude de complicité qu'a l'auteur moderne avec son œuvre depuis Chateaubriand : il accepte, parce que c'est la règle du jeu.

les sottises que les contemporains et la postérité diront sur son œuvre, mais il les accepte avec un certain dédain, bien convaincu qu'il est le seul à en connaître les richesses profondes. II La notion de succès pour un classique Combien fait contraste avec ce narcissisme de l'auteur moderne la position de Racine et des classiques! Ceux-ci mettent l'accent sur tout ce qu'il y a de profondément objectif dans les qualités qu'on demande à une œuvre et dans la manière de reconnaître ces qualités: refus de la subjectivité et du devenir au profit de la stabilité et de l'universalité.. »

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