Qu'est-ce qu'être curieux ? Qu'est-ce que la curiosité intellectuelle ?
Extrait du document
«
C'est toujours une expérience assez instructive que de se promener avec quelqu'un, dans les rues d'une ville ou à la
campagne.
Il y a finalement deux sortes de gens, ceux qui marchent avec nous, qui, tout en poursuivant la
conversation, regardent autour d'eux, et sont capables, parfois, d'interrompre le dialogue : « Regardez là-bas...
» Ils
ont aperçu un « quelque chose » qui les attire, et, au besoin, ils nous entraînent pour aller voir.
D'autres, au
contraire, le spectacle qui les entoure, leur reste indifférent.
Ils ne voient rien, n'entendent rien ; ils sont en quelque
sorte, imperméables, et si même, vous essayez de les entraîner vers une « curiosité », ils y vont, dans le meilleur
des cas, avec une sorte de condescendance d'homme blasé, qui semble savoir d'avance qu'il ne vaut pas la peine
de se déranger.
Entre la conduite de ce qu'il faut bien appeler un « badaud », et celle du « blasé », il y a place pour une troisième
attitude qui se définirait : celle de l'homme curieux.
La curiosité n'est pas sans rapport avec des conduites très primitives ; elle fait songer à la façon dont un animal
regarde autour de lui, l'oeil constamment éveillé.
La curiosité peut être rapprochée des conduites de quête, de
chasse ou au contraire de méfiance.
L'être vivant se meut d'une part dans un monde hostile dans lequel rôdent ses
ennemis, ou des forces qui pourraient l'anéantir s'il n'y prenait pas garde.
D'autre part, il est poussé par des besoins,
besoin de se nourrir qui l'obligent chercher nourriture, et à la déceler lorsque la proie passe à proximité.
On peut
donc trouver dans les formes biologiques de la conduite animale, les origines de la curiosité : inquiétude devant le
monde extérieur, soucis causés par les besoins.
Mais ce n'est là encore qu'une « curiosité », ignorante d'elle-même ;
retenons-en pourtant dès maintenant, et par analogie, que les ennemis de la curiosité pourraient bien être, et la
certitude d'être à l'abri, et la somnolence qui accable les êtres repus.
Etre curieux, c'est donc surveiller et chercher.
Alors que dans l'activité animale ces deux actes sont étroitement soumis à des besoins urgents, qui l'asservissent,
en les liant à des objets précis, l'activité humaine s'assouplit.
Elle n'est plus une conduite instinctive, ce qui donne à
la curiosité une certaine distance, latitude et diversité.
L'activité humaine opère à la fois sur le plan pratique et sur
le plan de la connaissance, celle-ci étant nécessaire à celle-là.
Si bien qu'on peut parler d'un besoin de connaître et
de savoir, qui est comme une tendance où la curiosité puise son origine.
Cette « latitude », est un mot impropre qu'il nous faut préciser.
Dans le comportement du « badaud » que nous
évoquions tout à l'heure, ce qui nous choque, c'est qu'il soit capable d'interrompre son action entreprise — par
exemple la conversation que nous avons avec lui, ou s'il est seul, le rendez-vous auquel il doit être —qu'il s'arrête,
qu'il « perde son temps ».
Attitude insupportable à l'homme d'action, préoccupé exclusivement du but qu'il poursuit,
et pour qui tout ce qui ne s'y rapporte pas directement est négligeable, indifférent, opaque.
Ce dernier n'est pas
curieux, il n'a pas le temps de l'être ; et la curiosité implique une certaine liberté, le pouvoir de se dégager de
préoccupations trop étroites, presque pourrait-on dire, un certain loisir, mais aussi une disponibilité de l'esprit.
Si le badaud n'est pas curieux, c'est, qu'ayant ou se donnant du loisir, son esprit n'est pas disponible pour autant ;
la disponibilité est chez lui gratuité.
Il aime voir pour voir, sa curiosité trouve sa fin en elle-même, de la même façon
que, chez certaines personnes, le goût de savoir pour savoir — les petites histoires de ses voisins, par exemple —
détermine un plaisir, stérile absolument, sauf à nourrir cet autre plaisir, le plaisir de cancaner.
Dans les deux cas, il
n'y a pas curiosité véritable, parce que le spectacle ne sert qu'à combler un vide de l'esprit et se solde par un
déficit de l'activité.
La curiosité est le signe d'un esprit actif, et si nous traduisons en termes intellectuels, les expressions : être à l'abri
et être repu, nous pouvons dire que ses ennemis sont la trop grande confiance dans le savoir acquis, la croyance
aveugle dans des préjugés qui satisfont la paresse de l'esprit, la vanité intellectuelle, les routines et les
automatismes.
Comment va se traduire la perméabilité au réel, qui comprend disponibilité et intérêt ? par l'étonnement, sans lequel
il n'y a pas de curiosité féconde.
S'étonner, c'est être capable de s'arrêter devant un objet, qu'il soit nouveau, ou
qu'il comporte, bien qu'étant familier, des aspects nouveaux.
S'étonner, c'est être capable de sortir des routines de
pensée, d'être au sens propre ébranlé par la réalité extérieure.
Aussi, l'étonnement n'est-il pas dû à des qualités de
l'objet seulement.
D'ordinaire, nous disons que ce qui nous étonne, c'est le bizarre, l'étrange, voire le monstrueux.
L'objet bizarre, inaccoutumé surprend l'esprit, mais le laisse démuni, et inactif, et parfois l'étonnement conduit à la
stupeur, à la stupéfaction.
Formes de saisissement qui contiennent un arrêt brusque, total, et un commencement,
au moins, de répulsion.
Pour que naisse la curiosité, il est nécessaire qu'une activité de l'esprit succède à l'instant de surprise.
Ce
mouvement constitue la curiosité, avec ses caractères originaux ; il ne déclenche pas le besoin de savoir.
Ce besoin suppose une expérience du savoir.
Avons-nous acquis des connaissances, parce qu'il est beau et noble
d'étudier ? vraisemblablement, non ; du moins originellement.
Nous éprouvons et avons éprouvé qu'une connaissance
précise des objets qui nous entourent permet une action plus efficace et plus économique.
La connaissance multiplie
notre puissance ; et cette expérience est si fort enracinée en nous, que, lorsque nous avons percé le secret d'un
objet, par exemple d'un mécanisme, nous nous sentons supérieur à lui, et presque déjà son maître.
Connaître plus,
c'est pouvoir plus, dès maintenant, aujourd'hui et demain.
Par ailleurs, nous avons éprouvé également que la
connaissance nous permet de mieux voir, de jouir davantage du spectacle qui s'offre à nos yeux.
Ainsi par exemple,
devant une oeuvre d'art, un monument architectural, la connaissance des lois de l'architecture, des procédés de
construction, de la raison d'être de certains motifs qui restent lettre morte pour le profane, décuplent notre
admiration, et favorisent l'éclosion de l'émerveillement, jouissance profonde de notre être.
Savoir, c'est exister
davantage, c'est parfois jouir davantage de la réalité qui s'offre à nous.
Ces deux sentiments sont des moteurs de la curiosité, qui nous font passer de l'étonnement à un désir de pénétrer
le secret, le mystère.
Ainsi donc, la curiosité exige une expérience du savoir, et aussi une certaine accumulation de connaissances.
Les
ignorants passent à côté de tout, sans jamais s'y intéresser, disent volontiers que n'importe quoi ressemble à.
»
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