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Quel est le sens de l'expression: La raison d'Etat ?

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« Les sociétés primitives étudiées par Durkheim gardent longtemps un caractère magique.

Une caste privilégiée — en général celle des prêtres — détient le pouvoir et l'exerce de façon autoritaire, sans permettre que les administrés contestent les décisions prises.

L'infraction à la foi prend volontiers en conséquence un caractère de lèse-majesté ou d'impiété. Les sociétés primitives évoluent vers des états d'un type plus complexe, résultats de la fusion d'un certain nombre de tribus, de peuplades, et dont le gouvernement se trouve laïcisé.

C ependant l'infraction à la loi garde longtemps ce caractère d'impiété qui la caractérisait dans les structures primitives. Mais l'histoire à partir du xviiie siècle nous présente une évolution assez générale vers des formes de gouvernement démocratique.

Les pouvoirs absolus eux-mêmes sont contraints de prendre un aspect constitutionnel, les constitutions sauvegardant, du moins en principe, les droits du peuple. Toutefois, de temps en temps, nous voyons le personnel gouvernemental de tel État invoquer la raison d'État pour soustraire une décision arbitraire à la critique populaire.

Que signifie cette expression à notre époque ? Et comment se justifie la raison d'État ? * * A la fin du XIXe siècle, l'opinion française et mondiale fut bouleversée par ce qu'on appela l'affaire Dreyfus.

Un capitaine de l'armée française, Dreyfus, avait été accusé de haute trahison et condamné.

Une campagne de presse, soutenue par le courant le plus démocratique de l'opinion, demandait la révision du procès et la réhabilitation de Dreyfus.

De l'autre côté, les partisans d'un régime fort s'opposaient à un nouvel examen de l'affaire, alléguant d'une part des raisons raciales, d'autre part que l'armée et le personnel gouvernemental ne pouvait pas se tromper.

La raison d'État s'offrait sans le moindre déguisement : l'honneur de l'armée, de la patrie s'opposaient à ce qu'on revienne sur cette question. A u travers de cette controverse, on peut distinguer un certain nombre d'arguments qu'il convient d'examiner avec plus de clarté. Les adversaires de Dreyfus admettaient à la rigueur qu'il fut innocent.

Us auraient même consenti à ce qu'on le graciât.

Mais en aucun cas, ils n'auraient voulu que le procès se trouvât révisé et que la claire analyse d'une enquête vint apporter la lumière de la critique dans un domaine qui ne devait pas être critiqué. Un tel argument sous-entend que le personnel de l'État représente effectivement l'intérêt du plus grand nombre.

C et intérêt doit être sauvegardé à tout prix. Il vaut mieux punir un innocent que de réviser un procès qui risque de compromettre le prestige de l'armée et ainsi de nuire à la collectivité.

C et argument suppose en réalité que la morale de l'État n'est pas la même que celle de l'individu ou, pour mieux dire, que l'Etat est au-dessus de la morale. On retrouve ici l'essentiel d'une théorie politique plus connue sous le nom de machiavélisme, a Le Prince » de Machiavel est censé poursuivre l'intérêt du plus grand nombre.

Peu importeront les moyens qu'il choisira, pourvu qu'ils aboutissent à leurs fins.

La fin justifie les moyens. On remarquera que sur cette fin on laisse planer la plus grande obscurité.

C'est que, dit-on, le peuple est une masse amorphe incapable de comprendre ses propres intérêts.

Ce sera au Prince de défendre ces intérêts, usant pour cela tantôt par la ruse tantôt par la force. * * * Les arguments présentés par la raison d'État ne sont pas acceptables ni du point de vue moral, ni même du point de vue historique. D'abord il faut s'élever avec la plus grande force contre l'idée que l'État serait au-dessus de la morale ou aurait une morale différente de celle de l'individu. L'État est constitué par un ensemble d'individus qui tous doivent être considérés comme des personnes morales.

Dans son principe, l'État doit correspondre aux voeux de toutes ces personnes morales qui, pour obéir en pleine liberté aux lois, doivent les avoir elles-mêmes instituées.

Kant considère que l'État idéal — ce qu'il appelle « le règne , des fins » — aurait des lois auxquelles tous les citoyens obéiraient en pleine liberté, puisque ces lois seraient l'expression de la volonté populaire.

L'homme obéirait sans cesser d'être autonome.

Historiquement, ce processus se réalise par la diffusion des idées démocratiques.

Mais c'est là admettre implicitement que pour l'État comme pour l'individu, la raison (et non pas la raison d'État) est le principe suprême de l'action morale.

On ne saurait donc préserver un domaine quelconque sous prétexte d'à intérêt supérieur de l'État ».

Mais il y a plus.

C'est précisément parce qu'une affaire a une grande importance pour la vie de l'État qu'il faut la livrer à la critique de l'opinion publique et la soumettre au contrôle de la raison. On ne saurait admettre une injustice parce qu'elle protège l'État.

D'abord parce qu'une injustice reste une injustice, mais surtout parce que si une injustice doit être épargnée par la critique sous prétexte que la critique serait un élément de désordre dans l'État — c'est que l'État est bien fragile.

Il faut donc qu'il soit fondé lui-même sur une injustice.

Tout ce qui craint la claire lumière de la raison n'a rien à voir avec la raison.

A ussi bien dans l'affaire Dreyfus, ceux qui étaient contre la révision du procès n'avaient nullement en vue le bien public, mais au contraire l'institution d'un « État fort », appuyé sur l'armée.

Une démocratie ne peut en aucun cas invoquer la raison d'État.

Cette expression est contraire à ses aspirations les plus élémentaires.

La démocratie ne vit et ne progresse que dans la mesure où tous les hommes qui la composent prennent part à la vie politique en pleine égalité et liberté.

C ette liberté, cette égalité ont besoin pour être maintenues d'une critique qui s'exerce sans cesse à tous les étages de la société. Il importe ici cependant d'éviter une confusion fâcheuse.

Si nous nions toute réalité au concept de la ce raison d'État », cela ne veut pas dire que nous devons défendre l'intérêt particulier contre l'intérêt collectif.

Par exemple je n'ai pas le droit de m'opposer à la réquisition d'une propriété qui est nécessaire à la construction d'un chemin de fer utile à la collectivité tout entière.

Sur le plan économique le droit de la collectivité l'emporte toujours sur le droit de l'individu, même dans la perspective du droit libéral. Mais il ne s'agit nullement de l'exercice d'une ce raison d'État ».

Supposons que je m'insurge contre cette réquisition.

Les ingénieurs, les administrateurs chargés de la construction du chemin de fer auront la mission de me persuader, et me feront remarquer que je ne suis exproprié qu'au prix d'une indemnité suffisante.

L'affaire sera traitée en toute clarté et personne n'alléguera d'arguments mystérieux qui refusent la libre critique. Toutefois, la raison d'État se trouve encore invoquée en certaines circonstances — guerre, état de siège, conditions particulières qui nécessitent un pouvoir fort.

Par exemple, en temps de guerre l'abandon de poste ou même l'objection de conscience sont punis très sévèrement.

C'est dit-on, que l'objectif premier reste la défense du territoire et que toute faiblesse d'un individu doit être sanctionnée sévèrement, ce pour l'exemple ». Là encore, il ne faut pas éviter la clarté de l'analyse.

Le refus d'obéissance n'est pas toujours punissable.

Lorsque l'État trahit les intérêts du peuple, comme par exemple sous l'occupation et oblige la jeunesse soit à travailler pour l'ennemi, soit à se battre contre un peuple pacifique, le refus d'obéissance est à la fois un droit et un devoir.

Il est significatif que l'État français de Pétain, se soit trouvé dans l'obligation d'invoquer la raison d'État pour soutenir sa politique pronazie. Par contre, lorsqu'un État qui correspond vraiment aux aspirations du peuple — un état réellement démocratique, sur le plan économique, politique et social, se trouve menacé, un gouvernement fort doit s'y établir et doit tout mettre en oeuvre pour défendre ses institutions.

On ne saurait critiquer par exemple Robespierre d'avoir instauré le comité de salut public alors que la France était envahie par toutes ses frontières, car cette concentration de pouvoirs, cette dictature sont celles de la démocratie.

On n'y invoque point la raison d'un État abstrait.

Les gouvernants sont prêts sans cesse à expliquer les raisons des sacrifices qui se trouvent exigés.

C'est d'ailleurs pour cette raison que le peuple est prêt au plus grand héroïsme pour les soutenir. Il faut réserver une très grande méfiance au concept de raison d'État, parce qu'il est vague, confus et aussi parce qu'historiquement il a servi à couvrir les plus grandes injustices. Il faut avoir confiance dans les hommes et quand on a la responsabilité de les gouverner, tout faire pour accélérer leur prise de conscience.

Il faut les éduquer et être sans cesse prêts à être éduqués par eux.

Ce processus d'aller et retour ne peut se faire que dans la plus grande clarté.

« Expliquer, expliquer encore, expliquer toujours », ce précepte d'un philosophe et homme politique contemporain reste préférable au mystérieux prestige de la raison d'État.. »

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