Quel est le sens de l'expression : « Il a tout pour être heureux » ?
Extrait du document
«
Définition des termes du sujet:
EXPRESSION (n.
f.) 1.
— Représentation correspondant de manière analogique à ce qu'elle représente ; la
projection plane d'un solide en est l'expression (LEIBNIZ).
2.
— Attitudes, gestes liés à un état psycho.
:
expressions du visage, expression corporelle.
3.
— (Lato) Auj., SYN.
de phrase, suite de symboles formant un sens,
notation, manière de parler.
4.
— (Ling.) Partie de la signification d'une phrase se rapportant au sujet qui l'énonce
(chez RUSSELL, opposée à indication).
Cf.
JAKOBSON : fonction expressive ou émotive du langage.
Heureux, heureuse: Qui jouit du bonheur, qui est durablement content de son sort.
Introduction
L'expression semble appeler deux compléments qui en précisent le sens : d'une part, il a tout pour être heureux,
mais il ne l'est pas ; d'autre part, moi qui parle, je serais heureux si j'avais ce qu'il a, car il a tout ce qui me rendrait
heureux.
Par conséquent, de celui qui a tout pour être heureux on dira à la fois qu'il est et n'est pas enviable : il est enviable,
parce qu'il semble posséder toutes les conditions, tous les éléments du bonheur, il est au contraire à plaindre, parce
que pour lui, ces éléments et ces conditions semblent privés de toute efficace, parce qu'ils ne font pas son
bonheur.
L'expression renvoie à la fois à un paradoxe (comment peut-on ne pas être heureux si rien ne manque de
ce qu'il faut pour l'être ?) et à un scandale (comment fait-il pour ne pas être heureux ?).
I - Le relativisme.
a) L'expression peut simplement refléter la naïveté ou la sottise de son auteur, quand il se figure que ce qui ferait
son bonheur à lui (et que possède un autre) devrait faire aussi le bonheur de cet autre.
Ainsi l'avare ou l'avide ne
peuvent comprendre que la richesse ne fasse pas le bonheur du riche, ainsi l'ambitieux ne peut concevoir qu'un
homme puisse être las du pouvoir.
En ce sens le « tout » que l'autre est supposé posséder représente en vérité
l'objet de la passion dominante de celui qui parle ou ce dont il ressent le plus cruellement le manque.
Il suffirait alors
de répondre : « à chacun son bonheur », et de se satisfaire de ce relativisme.
b) Mais, prise plus radicalement, l'expression doit s'entendre comme si elle pouvait être employée aussi à la première
personne : « j'ai tout pour être heureux, et pourtant je ne le suis pas ».
La question est alors de savoir comment
peut s'instaurer une telle distance entre les éléments ou conditions du bonheur, ce dont tout homme identifie la
présence au bonheur lui-même, et l'être-heureux proprement dit.
II - La distance
a) Tous les désirs sont satisfaits, rien ne reste à désirer.
Cet état où rien ne manque, comment ne serait-ce pas le
bonheur ? Et pourtant cette parfaite suffisance semble vide et insignifiante : la conscience ne parvient pas à
l'éprouver comme bonheur.
Celui qui a tout pour être heureux et ne l'est pas est donc comme celui à qui rien ne
manque et à qui manque pourtant quelque chose : la plénitude sentie de l'état où rien ne manque.
b) La possession et l'habitude engendrent l'ennui.
Mais plus encore que de l'ennui, il s'agit d'un dégoût : non comme
répugnance, mais comme absence de goût, insipidité même du bonheur.
Je ne suis pas heureux, parce que je ne
goûte plus le bonheur que pourtant je possède : ce qui me fait défaut, c'est la capacité gustative elle-même,
l'extrême de la subjectivité où toute réalité se convertit en jouissance.
Si bien que le bonheur se trouve renvoyé à
l'objectivité de ses éléments et de ses conditions, et que sous cette forme il est alors à distance de moi, comme
une possession dont je ne pourrais jouir.
Ce qui fait défaut ici, c'est la réceptivité même au bonheur.
c) Il est trop commode de dire que je ne suis pas heureux parce que je n'apprécie plus ce que j'aimais auparavant
(c'est la forme banale de la satiété).
Ce qui est plus intéressant et plus radical, c'est de comprendre comment par
exemple un amateur de musique, qui continue de trouver du plaisir aux sonates qu'il écoute, cependant n'y trouve
plus son bonheur.
Ce n'est pas l'objet qui s'est comme fané par suite d'une longue habitude, c'est le sujet lui-même
qui se trouve comme altéré et aliéné en lui-même.
Même s'il l'exprime en disant que les choses ont perdu de leur
lustre, ou, de façon banale, que « ce n'est plus cela », il est clair que le monde, ses couleurs et sa magie ne lui sont
dérobés que parce que c'est lui-même qui est dérobé au monde.
La conscience ressent amèrement que le monde ne
la captive plus..
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